Le gouvernement progressiste-conservateur de l’Ontario est empêtré dans un nouveau scandale de corruption. Celui-ci concerne l’utilisation désormais bien documentée d’un Fonds pour le développement des compétences de 2,5 milliards de dollars pour orienter les largesses du gouvernement vers les syndicats et les entreprises qui le soutiennent.
Le Fonds pour le développement des compétences est censé permettre aux organisations de former, de recycler et d’embaucher des travailleurs afin de garantir une main-d’œuvre résiliente et qualifiée pour pourvoir les emplois « en demande » dans un environnement économique « difficile ».
Cependant, des preuves continuent d’émerger démontrant que cette initiative a largement servi de caisse noire politique.
Ce scandale a conduit tous les partis d’opposition de l’assemblée législative provinciale à demander la démission de David Piccini, le ministre du Travail du gouvernement du Premier ministre Doug Ford. La semaine dernière, Marit Stiles, chef du Nouveau Parti démocratique, a déposé une plainte officielle auprès du commissaire à l’intégrité de la province, demandant une enquête pour corruption sur la gestion du Fonds pour le développement des compétences (FDC) par Piccini. Stiles a écrit dans sa lettre d’accompagnement que « Nous pensons qu’il existe des allégations crédibles de traitement préférentiel concernant l’approbation, la supervision et la distribution des subventions du FDC. »
L’affaire est d’une telle ampleur que les dirigeants du monde des affaires et la bureaucratie syndicale de la région de Toronto ont jugé nécessaire de venir à la défense du ministre du Travail en difficulté la semaine dernière lors d’un repas dans une salle de bal organisé par le prestigieux Empire Club, au prix de 129 dollars le couvert.
Le discours de Joseph Mancinelli, directeur canadien de l’Union internationale des journaliers d’Amérique du Nord (LiUNA), qui coparrainait l’activité, était particulièrement remarquable. Tentant de détourner les soupçons grandissants qui pèsent sur le ministre du Travail Piccini et le gouvernement conservateur, Mancinelli, dont le syndicat a reçu des millions de dollars du fonds, a déclaré d’une voix tonitruante : « Certaines des choses que j’ai entendues, les attaques, les attaques infondées qui ont été lancées contre le ministre Piccini et le Premier ministre, et des mots comme corruption, sont des mots qui ne devraient jamais être prononcés à l’Assemblée législative. » Puis, renversant complètement la situation, Mancinelli a accusé ceux qui ont révélé le scandale d’être les véritables « personnes corrompues qui ruinent cette province ».
Le scandale a éclaté après que la vérificatrice générale Shelley Spence ait publié un rapport citant des conclusions « troublantes » sur la manière dont les fonds ont été dépensés, qualifiant le processus de ni transparent, ni équitable, ni responsable.
Parmi les conclusions de Spence, on peut noter que le cabinet de Piccini a systématiquement accordé des fonds à des entreprises et à des syndicats dont les demandes de financement du FDC avaient été jugées médiocres, faibles ou moyennes par les fonctionnaires au regard des objectifs et des critères du programme, et ce, au détriment de demandes mieux classées.
De plus, les candidats retenus malgré leur mauvais classement étaient souvent des donateurs importants du Parti progressiste-conservateur ou des partisans qui avaient activement soutenu le parti lors des précédentes campagnes électorales. Sur les 1,3 milliard de dollars accordés à ce jour par le bureau de Piccini, 742 millions ont été alloués à des projets que les fonctionnaires rattachés au ministère du Travail jugeaient inférieurs à la norme. Selon le vérificateur général, le bureau de Piccini a « systématiquement » ignoré les préoccupations des fonctionnaires chargés d’évaluer et de classer les demandes du FDC.
Le cabinet de Piccini a refusé de divulguer le classement spécifique de tout bénéficiaire particulier, y compris les demandes mal notées qu’il a approuvées.
Les lecteurs du World Socialist Web Site ne seront pas surpris par une autre conclusion concernant l’utilisation des fonds accordés par le Fonds pour le développement des compétences, à savoir que la rémunération des dirigeants des organisations dont les demandes ont été approuvées a considérablement augmenté. Les journalistes du réseau CTV – qui n’ont pu examiner que les dossiers des entreprises publiques et à but non lucratif – ont constaté lors d’une enquête rapide que la rémunération des dirigeants avait considérablement augmenté dans plus d’une douzaine d’entités bénéficiant du Fonds pour le développement des compétences.
Le média a mentionné la société numérotée 12490625 Canada Institute, qui a reçu 9,8 millions de dollars depuis la création du programme gouvernemental. Lors du cycle de subventions de 2024, la société a reçu 3,25 millions de dollars. Sur une période de deux ans, le salaire de la directrice générale Eugenia Andonov a augmenté de 24 %, passant à 125 000 dollars. Andonov indique que l’adresse de son entreprise est une maison jumelée dans une banlieue de Toronto, la même adresse qu’une autre entreprise, le Social Equality and Inclusion Centre (SEI), dont Andonov est également directrice. Le SEI est répertorié comme un centre de reconversion professionnelle pour femmes. Les archives municipales montrent que le SEI a des liens avec Zlatko Starkovski, l’un des principaux promoteurs du mouvement politique « Ford Nation » du Premier ministre et qui dirige une entreprise de divertissement pour adultes.
Dans un autre exemple tiré de son enquête, CTV rapporte que l’Ontario Good Roads Association a reçu une subvention de 1,1 million de dollars en 2022-2023, alors que son directeur général, Scott Butler, était rémunéré 254 000 dollars. L’année d’après, lorsque la subvention est passée à 1,7 million de dollars, le salaire de Butler a atteint 287 000 dollars.
La générosité du gouvernement dans le cadre de son programme de financement ne se limite pas aux intérêts commerciaux. Malgré des demandes peu convaincantes, près de 40 millions de dollars provenant du Fonds pour le développement des compétences ont été alloués aux syndicats qui ont soutenu Ford, un homme politique de droite notoire et ancien partisan de Trump, lors de sa réélection en février dernier. Selon des données confidentielles obtenues par le Toronto Star, huit des 17 organisations syndicales dont les dirigeants ont soutenu Ford ont reçu au moins 14 versements provenant du fonds.
Le plus grand bénéficiaire parmi les syndicats qui se sont rapprochés du gouvernement Ford et ont soutenu sa réélection au début de l’année a été le Carpenters’ District Council of Ontario. Au cours de deux périodes de financement, il a reçu 19,5 millions de dollars, même après avoir reçu des évaluations de candidature jugées « faibles » par la fonction publique du ministère du Travail. En 2024, la demande de subvention du syndicat n’avait obtenu des fonctionnaires qu’une note de seulement 57 %. Le Fonds pour le développement des compétences leur a néanmoins accordé, sur ordre de Piccini, plus de 5,5 millions de dollars. Pour cette année, la note attribuée par le ministère était encore plus basse, à seulement 52 %, mais Piccini a une fois de plus approuvé une subvention du FDC de 14 millions de dollars, soit presque le triple.
En mai 2024, le Carpenters’ District Council of Ontario a organisé une collecte de fonds pour l’association conservatrice de la circonscription électorale de Piccini. Elle a rapporté 120 000 dollars, les responsables syndicaux ayant apparemment acheté la majorité des billets à 1 000 dollars par personne pour l’activité. Le syndicat a ensuite apporté son soutien à la réélection du gouvernement Ford.
Dans le cadre d’autres transferts de fonds, trois sections locales de la Fraternité internationale des ouvriers en électricité ont reçu 3,63 millions de dollars malgré les faibles notes obtenues pour leurs demandes (62, 56 et une autre catastrophique de seulement 36). La section locale de Toronto, qui a obtenu la note de 36, a déclaré qu’elle utiliserait 80 % des fonds reçus pour couvrir les « frais administratifs » que les bureaucrates syndicaux engageraient pour gérer le programme. Aux fins du classement des demandes, le maximum autorisé pour les « frais administratifs » n’était que de 15 %. Pourtant, la section locale a reçu plus d’un million de dollars.
Parmi les autres syndicats notables qui ont soutenu la réélection du gouvernement Ford et ont reçu des subventions du fonds avec des notes plus ou moins élevées pour diverses demandes, citons le syndicat des travailleurs de l’hôtellerie UNITE HERE, qui compte environ 10 000 membres dans la province, et le syndicat des ouvriers du bâtiment affilié à LiUNA, qui compte 130 000 membres en Ontario.
L’utilisation par le ministère du Travail dirigé par Piccini du Fonds pour le développement des compétences pour récompenser les alliés politiques des conservateurs, à savoir les dirigeants d’entreprise et les bureaucrates syndicaux, éclaire davantage les motivations qui sous-tendent la volonté du gouvernement de l’Ontario de privatiser la formation professionnelle. La promotion par le gouvernement de « programmes de formation » dirigés par les entreprises et les syndicats s’accompagne d’un détournement des ressources du système provincial des collèges communautaires, qui joue depuis des décennies un rôle central dans la formation professionnelle. Le gouvernement Ford procède actuellement à des compressions massives dans le système des collèges communautaires, annulant des centaines de programmes d’études et mettant en péril quelque 10 000 emplois sur les 50 000 que comptent les collèges dans les domaines de l’enseignement, du soutien et de l’administration.
L’été dernier, LiUNA a quitté la Fédération du travail de l’Ontario lorsque le Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario (SEFPO), apparemment avec le soutien de la FTO, s’est plaint que les programmes de formation du gouvernement Ford constituaient un élément clé des attaques du gouvernement contre l’éducation publique. Il convient d’ajouter que la SEFPO, qui compte 180 000 membres, a été secoué ces dernières années par un scandale de corruption impliquant son ancien président, Smokey Thomas, qui avait également noué des liens étroits avec le gouvernement Ford.
L’intégration corporatiste croissante des syndicats avec les élites gouvernementales et du monde des affaires est également reflétée dans la nomination par Piccini de Dave Cassidy, ancien président de la section locale 444 d’Unifor à l’usine Stellantis de Windsor, à un poste au ministère du Travail. En 2022, Cassidy s’est présenté sans succès au poste de président national d’Unifor après que son dirigeant de longue date, Jerry Dias, ait été contraint de démissionner suite à son implication dans un scandale de pots-de-vin liés à des kits de sécurité COVID-19. Deux ans plus tard, Cassidy a été engagé comme conseiller spécial pour les métiers spécialisés (CSMS) au ministère du Travail.
Selon un communiqué de la province, « le nouveau conseiller évaluera les besoins en main-d’œuvre dans les métiers spécialisés de l’Ontario, en mettant l’accent sur les industries manufacturières et automobiles, y compris les véhicules électriques (VE) ».
À l’époque, les gouvernements libéral fédéral et conservateur de l’Ontario injectaient des fonds sous forme de subventions, de prêts et d’allégements fiscaux aux trois grands constructeurs automobiles de Detroit, avec le soutien sans réserve d’Unifor, afin de les inciter à investir dans les VE en Ontario. Mais cette tentative de faire du capitalisme canadien un acteur de l’industrie automobile mondiale a été durement touchée par les droits de douane imposés par Trump et la suppression des incitatifs fiscaux accordés par Biden à l’industrie des VE.
Dans une triste première de l’histoire des travailleurs de l’automobile au Canada, les dirigeants de la section locale d’Unifor de l’usine automobile Brampton Stellantis menacée de fermeture et qui compte 3 000 membres, ont eux aussi apporté leur soutien à Ford et à ses conservateurs, ouvertement de droite et favorables à la grande entreprise lors de la campagne électorale de 2025.
La corruption évidente dans le programme de développement des compétences du gouvernement va de pair avec les accusations de corruption entourant les transactions du régime Ford avec les grands promoteurs immobiliers dans le cadre de la vente de la ceinture verte et du récent gâchis du développement de l’Ontario Place. Mais les scandales en politique bourgeoise ne sont pas simplement des sous-produits accidentels de quelques brebis galeuses ou même d’un parti politique à la dérive. C’est l’expression de processus sociaux et économiques plus profonds enracinés dans le système capitaliste même.
Au niveau le plus immédiat, la corruption – pots-de-vin, favoritisme, contrats entre amis, rotation des cadres entre l’État, les entreprises et les bureaucraties syndicales – représente le moyen par lequel les élites capitalistes s’assurent l’accès aux fonds publics et façonnent la politique gouvernementale afin d’augmenter leurs profits. Ces pratiques ne sont pas étrangères au fonctionnement de l’État ; elles en font partie intégrante. L’État capitaliste est un instrument politique qui organise et impose la domination de la bourgeoisie. La corruption est le visage brut et visible de cet instrument lorsque des intérêts privés contournent les normes et les institutions pour obtenir des contrats et des faveurs ou privatiser les richesses publiques.
Le fait que les bureaucraties syndicales soient si pleinement intégrées à ce processus souligne leur transformation, au cours des quatre dernières décennies, en partenaires corporatistes de l’État et de la grande entreprise. Ces organisations ne représentent plus les intérêts des travailleurs, même dans un sens limité, mais plutôt les privilèges et les avantages d’une couche privilégiée de la classe moyenne qui fonctionne comme une division du patronat et de l’État pour mieux contrôler la classe ouvrière.
Ce partenariat corporatiste se traduit par la répression systématique de la lutte des classes par les syndicats. Ils imposent des reculs et des suppressions d’emplois au nom de la « compétitivité » des entreprises et sabotent la résistance des travailleurs en isolant leurs grèves et en veillant au respect des lois antigrève.
Sur le plan politique, les syndicats subordonnent les travailleurs aux partis capitalistes de droite. Pendant six ans, la bureaucratie syndicale – par l’intermédiaire de son porte-parole politique, le NPD – a soutenu les gouvernements libéraux minoritaires successifs, alors qu’ils cassaient les grèves, augmentaient massivement les dépenses militaires et présidaient à une brutale intensification de la détresse sociale. Aujourd’hui, les bureaucrates syndicaux servent de partenaires juniors dociles au sein d’« Équipe Canada », l’alliance créée par la classe dirigeante pour défendre ses profits et ses intérêts stratégiques, le tout au nom de l’opposition à la guerre commerciale et aux menaces d’annexion de Trump, en effectuant un brusque virage à droite. Pour cela, ils adoptent une grande partie de la politique sociale oligarchique de Trump.
La classe ouvrière a besoin d’organes de lutte indépendants – des comités de base –, d’une organisation politique indépendante, et d’un programme conséquent, pour briser l’emprise des bureaucraties syndicales corporatistes sur ses luttes. Ce programme doit être fondé sur la lutte pour l’indépendance politique de la classe ouvrière par rapport à tous les partis bourgeois et leurs partisans, c’est-à-dire une perspective socialiste et internationaliste visant à garantir le pouvoir des travailleurs afin de mettre fin aux transactions corrompues et aux privilèges d’une minorité, et de répondre aux besoins sociaux de la grande majorité.
