Environ 51 000 enseignants de la province canadienne de l'Alberta en sont à leur troisième semaine de grève après avoir débrayé à partir du 6 octobre. En juin 2025, 95 % des enseignants ont voté en faveur de la grève. Cette grève touche environ 750 000 élèves dans 2500 écoles publiques de la province. Les enseignants réclament de meilleures conditions de travail, des classes moins chargées, un soutien aux élèves ayant des besoins supplémentaires et des augmentations de salaire.
La grève des enseignants de l'Alberta s'inscrit dans une vague montante de luttes de la classe ouvrière à travers le Canada. Ces derniers mois, les agents de bord d'Air Canada, les employés de Postes Canada, le personnel de soutien des collèges de l'Ontario et les employés du secteur public de la Colombie-Britannique se sont mis en grève pour protester contre des années d'austérité, de stagnation salariale et de détérioration des conditions de travail.
Les enseignants ayant clairement exprimé leur détermination à lutter pour leurs revendications, le gouvernement de la première ministre d'extrême droite Danielle Smith, du Parti conservateur uni (PCU), s'est engagé à adopter une loi de retour au travail pour interdire la grève si aucun accord n'est trouvé avant la reprise des travaux de l'Assemblée législative provinciale, le lundi 27 octobre.
Le gouvernement PCU de Smith mène l'un des programmes politiques les plus réactionnaires du Canada. Depuis son arrivée au pouvoir en 2022, Smith a réduit les fonds alloués à la santé et à l'éducation, sapé les droits de négociation du secteur public et intensifié les attaques contre les services publics et l'aide sociale. Sa rhétorique et son programme politique font écho à ceux du président fasciste américain Donald Trump, qu'elle idolâtre ouvertement et qu'elle a rencontré à plusieurs reprises. Elle a positionné l'Alberta comme un bastion de la « liberté » de droite dans la poursuite du profit, au détriment des réglementations environnementales, de la santé publique et des droits des travailleurs.
Les écoles en Alberta se répartissent en trois catégories : publiques, catholiques et francophones. Toutes sont considérées comme relevant de l'enseignement public et sont financées et supervisées par la province. Les enseignants des trois catégories sont membres du même syndicat. Les deux organisations impliquées dans le processus de négociation sont le syndicat Alberta Teachers' Association (ATA) et la Teachers' Employer Bargaining Association (TEBA). La TEBA représente aussi le gouvernement provincial ainsi que les conseils scolaires locaux.
La convention collective couvrant les membres de l'ATA et le gouvernement provincial a expiré le 31 août 2024. Les enseignants travaillaient depuis plus d'un an selon les termes de la précédente convention 2020-2024. De 2019 à 2025, les salaires n'ont augmenté que de 3,8 %. Au cours de la même période, l'IPC (indice des prix à la consommation) en Alberta a augmenté de 20,8 %. En d'autres termes, les revenus des enseignants ont diminué en termes réels année après année. Les nouveaux enseignants sont les plus touchés. Selon la grille salariale utilisée par le ministère des Finances et l'ATA, les nouveaux enseignants en Alberta ont un salaire de départ insuffisant de 65 136 dollars. Parmi toutes les provinces du Canada, seuls les enseignants du primaire de l'Ontario ont des salaires de départ plus bas.
Si les salaires sont un sujet de discorde majeur, les conditions générales d'apprentissage sont encore plus préoccupantes. Les enseignants de l'Alberta font état de niveaux élevés de stress lié au travail. Selon l'enquête internationale sur l'enseignement et l'apprentissage (TALIS) de 2024, 42 % des enseignants de l'Alberta déclarent subir « beaucoup » de stress dans leur travail, soit plus du double de la moyenne internationale, qui est d'environ 19 %. Plus de 90 % d'entre eux affirment que leur charge de travail est devenue de plus en plus difficile à gérer depuis 2019.
Le nombre d'heures hebdomadaires est élevé : les enseignants de l'Alberta travaillent en moyenne 47 heures par semaine, ce qui est l'un des taux les plus élevés parmi les plus de 60 systèmes éducatifs étudiés. L'augmentation de la taille des classes est l'une des principales plaintes formulées par les enseignants et les parents. Entre 2019 et 2024, de nombreuses villes de l'Alberta ont connu une forte croissance démographique. Les effectifs scolaires ont augmenté de près de 89 000 élèves, tandis que le nombre d'enseignants est resté pratiquement inchangé. Une autre plainte répandue concerne le manque de soutien aux élèves ayant des besoins particuliers.
La combinaison d'un stress élevé, d'une charge de travail importante et d'une rémunération insuffisante a conduit à des niveaux élevés d'épuisement professionnel. Les taux de rétention sont en baisse et un nombre croissant d'enseignants envisagent de quitter la profession, de déménager dans une autre province ou de prendre une retraite anticipée. Les entretiens de départ avec les enseignants qui quittent leur poste révèlent qu'ils restent très attachés à l'enseignement et se soucient de leurs élèves, mais que les conditions de travail rendent la poursuite de leur activité trop difficile sur les plans psychologique, émotionnel et physique.
Selon un sondage mené par l'Institut Angus Reid, la plupart des Albertains se rangent du côté des enseignants dans le conflit contractuel actuel. Trois sur cinq (58 %) ont déclaré sympathiser avec les enseignants, tandis que seulement un sur cinq (21 %) s'est rangé du côté du gouvernement. Quatre sur cinq (84 %) ont déclaré que le nombre d’élèves dans les classes était trop élevé.
Le World Socialist Web Site a récemment interviewé un enseignant de l'Alberta ayant 11 ans d'expérience dans l'enseignement. Interrogé sur son expérience, il a déclaré : « Je suis un enseignant qualifié et je fais partie de l'ATA. Lorsque j'ai commencé à exercer cette profession, on m'a dit qu'il y avait un taux d'attrition de 60 % au cours des cinq premières années. Et les choses ne se sont pas améliorées. J'ai eu beaucoup de mal : des classes surchargées, des comportements complexes, un financement insuffisant, un soutien insuffisant. J'avais une classe de 8e année. J'avais environ 34 élèves par classe, ce qui est beaucoup trop. Les semaines de travail de 60 heures, le temps que vous devez consacrer à votre travail après les cours, les activités parascolaires, les attentes, les parents... C'est tout simplement ingérable. Et le salaire n'est pas terrible. Je pense que je gagne à peine plus d'argent aujourd'hui qu'il y a dix ans, ce qui, vous savez, avec l'inflation, est complètement fou. »
Interrogé sur la façon dont ses collègues faisaient face aux conditions de travail actuelles, il a répondu : « Je vois des enseignants qui ont des difficultés. Je leur parle parfois et je constate que chaque année, des enseignants quittent leur poste pour chercher un nouvel emploi. Si vous discutez avec des enseignants, tous ceux que je connais, tous mes collègues, tous mes amis, ils vous parleront de la taille des classes, des comportements complexes, du manque de financement, de l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée [...] Même des choses comme les enseignants qui se font frapper par des élèves font partie du quotidien à l'école. Les enseignants veulent que des règles et des directives soient mises en place.
« La situation dans l'éducation est en réalité très grave. La santé mentale des enseignants est très mauvaise. Nous avons des enseignants qui s'épuisent tout le temps, qui prennent des congés pour cause de stress, qui prennent des congés médicaux, qui ne sont pas capables de gérer la situation en classe, qui ont besoin d'aide tout au long de la journée. Je vois un avenir vraiment sombre si les choses ne changent pas. Les classes ne cessent de s'agrandir, les comportements deviennent de plus en plus complexes. Et, oui, je pense simplement qu'il faut intervenir sérieusement dans l'enseignement public. Je ne suis pas sûr de la qualité de l'enseignement à l'avenir, du moins en Alberta. »
Étant donné que l'ATA ne verse pas d'indemnités de grève, l'enseignant a exprimé les préoccupations suivantes : « C'est très, très difficile. Une chose à propos des enseignants, c'est qu'ils se marient souvent avec d'autres enseignants. Je fais partie d'un groupe d'enseignants, vous savez, juste pour le soutien et le partage. Et l'ambiance est telle que nous devons continuer, nous devons persévérer.
« Mais d'un autre côté, nous nous demandons maintenant où sont passées toutes nos cotisations syndicales à l'ATA. Comme il n'y a pas eu de grève depuis 2001, cela représente des millions de dollars de cotisations syndicales, et on pourrait penser qu'il y aurait une sorte d'indemnité de grève. Nous ne recevons pas beaucoup d'informations. Nous avons eu une mise à jour la semaine dernière, qui se résumait à quelques phrases, et qui disait en substance qu'ils avaient eu une conversation franche avec le gouvernement et qu'à ce stade, nous étions déjà en arrêt de travail depuis une semaine, et c'était notre mise à jour pour la semaine. »
Confronté à un déficit budgétaire important de 6,5 milliards de dollars, le gouvernement Smith n'est pas intéressé par une réponse sérieuse aux revendications des enseignants. Au contraire, tant le gouvernement provincial du PCU que le gouvernement fédéral libéral, dirigé par le premier ministre Mark Carney, ancien banquier central, sont déterminés à faire porter le poids des déficits publics, de la faible croissance économique et de l'impact des guerres tarifaires sur les épaules de la classe ouvrière.
Par exemple, lorsque les agents de bord d'Air Canada se sont mis en grève en août, le gouvernement Carney est intervenu et a ordonné aux agents de bord de reprendre le travail. Le refus catégorique des membres de la base d'obéir à l'ordre de reprise du travail a été trahi par le Syndicat canadien de la fonction publique dans le cadre d'un accord conclu en coulisses avec la direction et le gouvernement.
Avant la grève des enseignants, la TEBA avait proposé une augmentation salariale de 12 % et promis de construire de nouvelles écoles et d'embaucher 3000 enseignants dans le cadre d'un contrat de quatre ans. Si l'on extrapole à partir de l'IPC prévu pour 2025, cela signifierait des revenus pratiquement inchangés en dollars réels pendant toute la durée du contrat. De plus, le gouvernement et la TEBA s'opposent à toute clause contraignante dans le contrat qui garantirait une taille maximale des classes. En d'autres termes, l'embauche d’enseignants supplémentaires équivaut à une vague promesse qui peut être annulée à tout moment. L'ATA a rejeté l'offre, sachant qu'elle serait rejetée par ses membres.
L'ATA, étroitement alignée sur le Nouveau Parti démocratique (NPD), cherche à confiner la grève dans des limites juridiques et procédurales étroites. Ses dirigeants, dont beaucoup ont des liens de longue date avec l'establishment du NPD, sont hostiles à toute mobilisation plus large de la classe ouvrière. Lorsqu'il était au pouvoir en Alberta (2015-2019), le gouvernement néo-démocrate de Rachel Notley a imposé ses propres mesures d'austérité à l'éducation publique et aux soins de santé, jetant ainsi les bases de la crise actuelle. Les appels lancés par le syndicat à Smith pour qu'il « négocie de bonne foi » ne visent pas à mobiliser les enseignants pour une véritable lutte, mais à préserver les privilèges que la bureaucratie tire de sa « place à la table des négociations ».
Suivant une pratique bien connue, la direction de l'ATA suggère à ses membres qu'une posture militante et la pression publique peuvent être utilisées pour obtenir des concessions du gouvernement de droite du PCU. Les expériences récentes d'autres secteurs de la classe ouvrière au Canada démontrent que c'est loin d'être vrai. La seule solution pour les grévistes est d'étendre leur grève à d'autres secteurs de la classe ouvrière, en la transformant en une mobilisation de masse contre l'austérité des dépenses publiques, l'explosion des dépenses militaires et les attaques contre les droits des travailleurs.
La grève ne se déroule pas dans un vide politique. Les gouvernements du monde entier, y compris celui du Canada, se déplacent rapidement vers la droite sous la pression exercée par les montagnes de dettes et la hausse des coûts du réarmement militaire. Leur prérogative est de faire payer la crise du capitalisme à la classe ouvrière, dont les travailleurs du secteur public sont la cible principale. Pour les bureaucrates syndicaux, parler de ces sujets est tabou. Ils évitent soigneusement de relier la lutte menée par leurs membres aux luttes plus larges menées par d'autres travailleurs, les enseignants à l'échelle internationale, ou même les enseignants d'autres provinces canadiennes.
Mis à part des déclarations de solidarité sans engagement, les syndicats d'un même pays et d'un même secteur d'activité ne s'unissent pas pour faire grève ensemble. Il y a une logique de classe évidente à cela : la principale préoccupation des dirigeants syndicaux est de préserver leurs liens corporatistes avec le gouvernement et les grandes entreprises dans le cadre étroit de l'État-nation et de maintenir les travailleurs liés au système de « négociation collective » pro-employeurs. Cela signifie que, malgré les discours militants de gauche, leur première loyauté va à l'État et à la garantie de la « compétitivité » ou de la rentabilité du capitalisme canadien.
Cependant, les enseignants de l'Alberta et d'ailleurs sont loin d'être impuissants. Ils font partie d'un mouvement international grandissant de travailleurs qui s'opposent au démantèlement des services sociaux et à l'aggravation des inégalités sociales favorisées par le capitalisme. Leur lutte pose la nécessité urgente de créer des comités de la base indépendants, capables d'unifier les travailleurs du Canada, des États-Unis et du monde entier dans une lutte commune pour des salaires décents, l'éducation publique et l'égalité sociale.
