Il y a six ans ce mois-ci, le 14 août 2019, le New York Times lançait son Projet 1619, une vaste attaque multimédia contre la révolution américaine et la guerre civile, les deux révolutions qui ont façonné la République et la démocratie des États-Unis.
Selon Nikole Hannah-Jones, créatrice du projet, la « véritable fondation » des États-Unis n'a pas eu lieu en 1776, mais en 1619, date à laquelle les archives attestent pour la première fois de l'arrivée d'Africains réduits en esclavage dans la Virginie coloniale. Le reste de l'histoire américaine, insistait le Projet 1619, n'était qu'une longue nuit obscure de racisme, seulement contrebalancée à l'occasion par les efforts des Noirs américains qui « se sont battus seuls » pour rétablir la démocratie.
En lançant cette entreprise, le Times a proclamé qu'il s'apprêtait à modifier de manière décisive la manière dont la révolution américaine et la guerre civile étaient enseignées aux élèves. Le texte des essais originaux qui composaient la publication du 14 août a été réimprimé à des dizaines de milliers d'exemplaires pour être distribué dans les écoles de tout le pays. Dorénavant, la révolution américaine et la guerre civile seraient considérées comme des chapitres honteux de l'histoire du racisme américain. Ses dirigeants, de Washington à Lincoln, seraient à jamais privés de leur réputation imméritée de héros de la démocratie.
Reconnaissant immédiatement le Projet 1619 du Times comme un exercice de falsification historique, le World Socialist Web Site a publié une réfutation systématique le 3 septembre 2019. Celle-ci a été suivie d'une série d'entretiens avec des historiens de renom, notamment James McPherson, Gordon Wood, Victoria Bynum, James Oakes, Dolores Janiewski, Adolph Reed Jr, Richard Carwardine et Clayborne Carson. Ces articles et interviews ont été lus des centaines de milliers de fois et ont attiré l'attention des médias nationaux et internationaux.
Le 4 juillet 2020, le WSWS a organisé un webinaire avec Wood, Carwardine, Oakes, Bynum et Carson. La discussion a attiré un public international provenant de 72 pays, avec environ 3000 spectateurs en direct et plusieurs milliers d'autres dans les jours suivants. Le panel a abordé des problèmes historiques majeurs, notamment l'impact de la Déclaration d'indépendance, les rôles de Jefferson, Lincoln et Douglass, les conséquences mondiales de la guerre civile, les débats historiographiques sur la révolution, les classes sociales et la question raciale, et l'aggravation de la crise des inégalités sociales.
L'intervention du WSWS, qui comprenait également une série de conférences organisées dans les principales universités américaines, a mis à nu les principales erreurs et déformations des faits venant du Projet 1619 : sa présentation de l'esclavage comme un « péché originel » propre aux États-Unis, sans lien avec le système capitaliste mondial émergent ; son effacement du caractère multiracial des mouvements abolitionnistes, des droits civiques et syndicaux ; son insistance sur le fait que tous les maux sociaux contemporains découlent d'un « racisme anti-noir » prétendument ancré dans l'« ADN » national ; et l'affirmation ignorante d'Hannah-Jones selon laquelle des générations d'« historiens blancs » auraient censuré le débat sur l'esclavage.
Comme l'a expliqué le WSWS, ces inventions ont révélé un effort global du Times pour promouvoir la division raciale parmi les travailleurs et les jeunes américains en imposant un mythe racialiste à l'histoire américaine : une tentative, selon les termes du rédacteur en chef du Times, Dean Baquet, «d'apprendre à nos lecteurs à réfléchir un peu plus » en termes raciaux. Le projet symbolisait et projetait lui-même une théorie quasi zoologique de l'histoire, qui postulait que seuls les « Noirs » pouvaient comprendre intuitivement « l'histoire des Noirs ». Jake Silverstein, rédacteur en chef du New York Times Magazine, a déclaré : « Nous savions dès le début que nous voulions que le magazine soit presque entièrement composé de contributions d'écrivains, de penseurs, de photographes et d'artistes noirs. Cela n'était pas négociable. »
Parmi les nombreuses déformations et inventions pures et simples du Projet 1619, son mensonge central, dont découlent tous les autres, était son affirmation selon laquelle la révolution américaine et la guerre civile n'étaient pas des étapes progressistes et historiques dans la lutte pour la démocratie et la libération de l’humanité, malgré les nombreuses limites imposées par leur époque. Selon Hannah-Jones, il ne s'agissait en fait pas du tout de révolutions, mais de contre-révolutions animées par la haine supra-historique des Blancs envers les Noirs. Elle suggérait que l'Empire britannique était la force progressiste de la révolution américaine. Quant à la guerre civile, il n'y avait aucune différence entre le Nord et le Sud. Il s'agissait d'une guerre entre des frères tout aussi racistes les uns que les autres.
Cette position, avec toutes ses implications considérables pour l'histoire des États-Unis et du monde, se résumait en fin de compte à l'affirmation qu'il n'y avait jamais eu de révolution démocratique aux États-Unis et qu'il n'y avait donc pas de démocratie digne d'être défendue.
Il y a six ans, le WSWS avait averti que le dénigrement généralisé de la révolution américaine et de la guerre civile par le Projet 1619 donnerait une arme puissante à l'extrême droite. « En rejetant ces luttes fondamentales, expliquions-nous, le New York Times a offert une opportunité à Trump », qui a rapidement saisi cette occasion en promettant de manière menaçante d'imposer une « éducation patriotique » afin que « nos jeunes apprennent à aimer l'Amérique ».
Comme l'avait prédit le WSWS, le Projet 1619 a fourni des munitions aux efforts des États et du gouvernement fédéral pour contrôler l'éducation, interdire des livres et imposer des programmes nationalistes, y compris, plus récemment, l'attaque de Trump la semaine dernière contre la Smithsonian Institution. Les efforts du Times visant à créer une nouvelle vision nationaliste noire de l'histoire américaine ont ouvert la voie à la tentative d'imposer officiellement une version nationaliste blanche.
La politique du Projet 1619 a joué un rôle non négligeable dans la victoire de Trump. La conviction cynique du Parti démocrate selon laquelle l'accent mis sur l’identité raciale l'emporterait sur les griefs sociaux et économiques s'est avérée être une erreur de calcul politique désastreuse. Les élections de 2024 ont vu des changements prononcés parmi les électeurs pauvres et de la classe ouvrière, notamment une augmentation historique du soutien à Trump de la part des Noirs américains, qui a plus que doublé sa part par rapport aux élections précédentes.
En réexaminant la controverse autour du Projet 1619 six ans plus tard, nous n'avons aucun intérêt à marquer des points sur le dos d'Hannah-Jones, aujourd'hui discréditée et en difficulté, qui n'a après tout jamais été qu'une figure de proue. Notre objectif est plutôt de nous interroger sur les leçons à tirer de cette expérience.
L'un des problèmes cruciaux mis en évidence par toute cette affaire est le déclin prolongé de la vie intellectuelle américaine. La promotion, depuis des décennies, de la politique identitaire dans le monde universitaire et l'attaque correspondante contre le marxisme, le matérialisme, les classes sociales et le concept même de progrès dans l'histoire – ce que les postmodernistes qualifient avec mépris de « métarécit » – ont contribué de manière significative à la vulnérabilité politique de la population devant la menace du fascisme.
Si, comme l'affirme Hannah-Jones, les promesses de liberté et d'égalité énoncées dans la Déclaration d'indépendance « étaient fausses au moment où elles ont été écrites » ; si, comme elle l'affirme, la guerre civile a été menée pour parvenir à une « réconciliation avec les anciens confédérés et à la restauration de la suprématie blanche », alors il n'y a pas de démocratie américaine à défendre : ni la Déclaration d'indépendance, ni la Constitution, ni la Déclaration des droits, ni les amendements de la guerre civile qui ont étendu la citoyenneté et le droit à un procès équitable à l'ensemble de la population, y compris aux enfants d'immigrants – une part importante de la population américaine passée et présente que le Projet 1619 ne mentionne pas du tout.
Le Projet 1619 doit lui-même être compris en termes de classe. Il ne s'agit pas simplement d'une « erreur » du Times sur l'histoire ou d'une mauvaise estimation de sa part dans son adhésion à la politique racialiste avant les élections de 2020. Le Projet 1619 répondait à la vision du monde et aux intérêts de classe de la « base » du Parti démocrate, issue de la classe moyenne supérieure privilégiée. C'est cette couche de la population qui cherche à occulter la question de classe dans le passé et le présent au profit de diverses formes d'identité, grâce auxquelles elle espère tirer profit de positions et d'avantages dans le présent.
Le Times n'était clairement pas seul. À la suite de sa publication, les universitaires « de gauche » et les divers groupements de pseudo-gauche qui gravitent autour du Parti démocrate se sont ralliés, comme un seul homme et une seule femme, pour approuver et propager les affirmations du Projet 1619, qualifiant la dissidence de mauvaise foi, voire de raciste, et mettant fin à tout véritable débat scientifique. Cette attaque visait avant tout le WSWS et les universitaires de principe qu'il avait interviewés.
Et où sont ces forces aujourd'hui ? Qu'ont-elles à dire sur le génocide à Gaza ? Sur la montée de la dictature et des inégalités ? Sur la guerre mondiale qui se profile ? Hannah-Jones, qui a gagné des millions grâce au Projet 1619, est restée muette, n'écrivant qu'un seul article pour le Times au cours des deux dernières années – même si, dans une récente interview accordée à MSNBC, elle a affirmé que les politiques de Trump visaient à faire en sorte que « les travailleurs blancs [...] se sentent racialement supérieurs et puissants ».
Quant aux groupes de pseudo-gauche qui ont proclamé le Projet 1619, ils sont restés largement silencieux face à la dictature envahissante de l'administration Trump. Jacobin, par exemple, n'a publié aucun article ni commentaire s'opposant au déploiement par Trump de troupes fédérales à Washington DC. Ses rédacteurs attendent une initiative du Parti démocrate.
Les travailleurs – blancs, noirs et immigrés – pour qui la défense de la démocratie est une question de vie ou de mort, ne peuvent pas rester aussi indifférents. Le 14 juin 2025, plus de 6 millions de personnes ont participé aux manifestations « No Kings » dans plus de 2000 villes à travers le pays, ce qui en fait l'une des plus grandes manifestations coordonnées de l'histoire des États-Unis. Les manifestants, venus en masse, brandissaient des pancartes « No Kings » faites à la main – une invocation explicite de l'esprit antimonarchiste et des principes démocratiques de la révolution américaine – alors qu'ils se rassemblaient pour s'opposer à la montée de l'autoritarisme.
Il y a longtemps, Marx avait perçu que les deux premières révolutions américaines auguraient un développement spectaculaire de la lutte des classes. Lors de la guerre civile américaine, les travailleurs européens « ont instinctivement senti que le drapeau étoilé portait le destin de leur classe », écrivait-il à Lincoln. « Tout comme la guerre d'indépendance américaine a inauguré une nouvelle ère progressiste pour la classe moyenne, la guerre américaine contre l'esclavage fera de même pour les classes ouvrières. »
Aujourd'hui, après les conservateurs monarchiques des années 1770 et l'aristocratie esclavagiste des années 1860, une troisième classe dirigeante, beaucoup plus violente, représentée par Trump, s'oppose à la population. Ce n'est pas un hasard si Trump tente de réhabiliter les dirigeants du Vieux Sud. C'est comme s'il essayait de réaliser ce à quoi, selon lui, l'Amérique aurait ressemblé si la Confédération avait gagné la guerre civile.
Mais Trump, tout comme le Projet 1619, se trompe lourdement sur l'histoire américaine. Parmi les armes les plus puissantes dont dispose la classe ouvrière contre l'oligarchie figure l'héritage révolutionnaire de la révolution américaine et de la guerre civile. Ces luttes historiques montrent qu'aucun pouvoir établi – monarchies, esclavagistes ou capitalistes – n'est à l'abri d'une révolution, à condition que le programme politique de celle-ci corresponde aux exigences de l'époque. Cette tradition d'égalitarisme radical et universel, née des idéaux des Lumières et perpétuée par le mouvement marxiste, offre une solution progressiste à la politique de division raciale et nationale.