Et, avant tout, concernant la technique, nous devons nous questionner : est-elle seulement l’instrument de l’oppression de classe ? Il suffit seulement de se poser la question, pour répondre immédiatement : non, la technique est principalement la conquête de l’humanité ; bien qu’elle serve jusqu’à présent l’instrument d’exploitation, mais en même temps, elle est la condition principale de la libération de l’exploité. La machine étrangle l’esclave salarié. Mais il ne peut se libérer qu’avec la machine. C’est ici le fond de toute la question.
—Léon Trotsky, Culture et socialisme (1927)
L’essor de l’intelligence artificielle (IA) dans l’industrie du divertissement, comme ailleurs, a été et continuera d’être inexorable. La question de l’IA est mise en avant par deux développements interdépendants.
Premièrement, l’impact de l’IA sur l’emploi dans l’industrie du divertissement est largement reconnu comme potentiellement considérable. Un rapport publié en janvier 2024 suggère que, rien qu’au cours des trois prochaines années, quelque 204 000 « emplois créatifs » seront « affectés négativement aux États-Unis » par l’intelligence artificielle. Un récent titre du Los Angeles Times pose la question suivante : « Alors que l’IA change la façon dont les films sont réalisés, les équipes d’Hollywood se demandent : que nous reste-t-il ? »
Deuxièmement, en réaction à l’IA, dans le cadre d’une série de grèves et de luttes prolongées menées par les acteurs, les scénaristes, le personnel technique et les interprètes de jeux vidéo, la lutte pour la protection contre l’IA est inévitablement devenue une question centrale.
La résistance des acteurs, des scénaristes, des doubleurs, des animateurs et autres travailleurs du secteur de l’industrie du divertissement est tout à fait légitime, et les plans des employeurs de cette industrie, bien que non déclarés, visent clairement à supprimer un grand nombre de postes. Le combat contre la destruction des emplois dure déjà depuis plusieurs années. Sous la direction actuelle des syndicats, qui acceptent le système de profit et le principe du « droit de gestion » qui équivaut à laisser faire la direction tout ce qu’elle veut, ce combat n’aboutit à rien. Aucune convention et les « engagements » qu’elles contiennent ne valent le papier sur lequel elles sont écrites. Comment renverser cette situation désastreuse ?
Il est nécessaire de prendre un peu de recul et d’examiner le développement de l’intelligence artificielle avec un regard plus vaste.
De nombreux travailleurs du secteur du divertissement considèrent l’essor de l’IA comme une question existentielle, et pas seulement en raison de la menace immédiate de destruction d’emplois par les studios et autres employeurs du secteur, dont beaucoup sont détenus ou contrôlés par des banques, des fonds spéculatifs et autres opérateurs financiers. Dans la course sans fin à l’augmentation des profits qui passe par l’accélération du rythme de travail et la réduction des effectifs, l’utilisation stratégique de l’IA risque, à long terme, d’éliminer une grande partie du secteur, y compris des professions ou des métiers entiers.
Cela signifie-t-il qu’il faille simplement s’opposer à l’IA et l’interdire ? Quand bien même cela serait possible, ce serait désespérément rétrograde.
Comme l’a fait valoir le WSWS, objectivement, l’intelligence artificielle « représente une avancée technologique majeure, capable de développer considérablement la productivité du travail et de fournir ainsi une base pour le progrès social ».
Les implications de l’IA sont véritablement révolutionnaires et peuvent constituer un immense avantage pour l’humanité dans sa lutte pour améliorer ses conditions de vie, accroître ses capacités et organiser la vie de façon rationnelle et harmonieuse.
« Dans une société socialiste, avons-nous soutenu, la révolution de l’intelligence artificielle et de la robotique créera les conditions d’une immense amélioration non seulement du bien-être économique de la population, mais aussi de sa vie culturelle. Le remplacement des occupations fastidieuses et éreintantes ne se traduira pas par un chômage de masse et la misère, mais plutôt par davantage de loisirs et un élargissement des possibilités offertes aux travailleurs en matière d’éducation, de vie familiale et d’enrichissement culturel. »
Entre les mains des travailleurs et sous leur contrôle, l’IA, comme tous les outils révolutionnaires importants, transformera rapidement et collectivement l’industrie du divertissement, l’aidant à s’élargir et à s’épanouir tout en éliminant une grande partie de la corvée et en permettant une concentration bien plus grande sur une véritable créativité proprement dite. S’il y a des « zones grises » – l’IA doit-elle, par exemple, remplacer les voix ou les traits humains dans tel ou tel cas ? – les solutions seront élaborées par ceux qui sont activement impliqués, non pas sur la base de considérations financières, c’est-à-dire les profits des entreprises, mais en tenant compte des conséquences artistiques, émotionnelles et intellectuelles.
Comme le comprennent les socialistes, la technologie n’est pas un mal. La technologie et la science ont leur propre logique, permettant de maîtriser le monde physique dans l’intérêt de l’humanité. Elles ne se développent toutefois pas dans le vide, mais dans une société où la classe dirigeante contrôle la technologie, la science et leurs utilisations.
Cela signifie que l’avenir de l’intelligence artificielle dans le monde du cinéma, de la télévision, de la musique et des jeux vidéo n’est pas une question organisationnelle ou logistique, qui serait déterminée par des forces économiques ou « marchandes » anonymes sur lesquelles personne n’a de contrôle, mais une question politique et sociale. L’avenir des travailleurs dépend de la fin de l’emprise de l’oligarchie financière sur le secteur du divertissement comme de tous les autres secteurs essentiels de l’économie.
Dans les conditions actuelles, dans un secteur dominé par une poignée de conglomérats géants, la crise de l’emploi se poursuit et s’aggrave, menaçant les moyens de subsistance d’un grand nombre de personnes. La situation ne s’améliorera pas sans l’intervention active des travailleurs eux-mêmes.
Au cours des deux dernières années, ce que l’on appelle désormais la « Grande Contraction » dans le secteur du cinéma et de la télévision s’est fortement accélérée.
Le nombre de jours de tournage dans l’industrie cinématographique de Los Angeles a diminué de 22 % au premier trimestre de cette année par rapport à la même période l’an dernier, passant alors de 6 823 à 5 295 cette année. Dans presque toutes les catégories, le nombre d’emplois disponibles a continué de chuter. On observe une évolution similaire dans d’autres centres de production, notamment à New York, Atlanta, Vancouver et Toronto.
L’industrie télévisuelle connait une baisse encore plus importante de la production. Comme nous l’avons expliqué en avril, « les séries télévisées [à Los Angeles] sont particulièrement touchées ». FilmLA souligne que si ces séries télévisées, qu’elle décrit comme « des formes de production particulièrement lucratives et créatrices d’emplois », représentaient 30 % de toute la production sur les « plateaux et décors certifiés à Los Angeles » ces dernières années, elles ne représentent plus aujourd’hui que 20 %, soit une baisse d’un tiers. »
L’industrie du jeu vidéo connait des suppressions d’emplois sans précédent dans son histoire, et ce malgré l’augmentation de ses marges bénéficiaires. Le mois dernier, le WSWS soulignait : « Les licenciements sont mis en œuvre malgré les bénéfices croissants et solides de l’entreprise [Disney], ce qui a incité Reuters à affirmer que “les résultats trimestriels de Walt Disney semblent être les plus réjouissants au monde”. À moins d’être un employé menacé par le chômage. »
Quel sera l’impact de l’IA dans le futur ? L’étude de janvier 2024 mentionnée ci-dessus, commandée par la Concept Art Association et l’Animation Guild, et réalisée par le cabinet de conseil CVL Economics, a révélé que près des
deux tiers des 300 chefs d’entreprise interrogés s’attendent à ce que l’IA générative joue un rôle dans la consolidation ou le remplacement des postes actuels dans leur division commerciale au cours des trois prochaines années.
C’est ainsi que les auteurs du rapport sont arrivés au chiffre de 203 800 emplois salariés concernés. Ils ont en outre expliqué que, comme ce chiffre n’incluait pas l’impact sur
les travailleurs indépendants et les pigistes, qui ne sont pas suivis de manière aussi rigoureuse par les données administratives et les enquêtes américaines, le nombre réel d’emplois créatifs supprimés est en fait susceptible d’être beaucoup plus élevé. Parmi les entreprises interrogées qui emploient principalement des travailleurs indépendants ou des pigistes, près de 80 % sont des précurseurs de l’IA générative.
Ces travailleurs en situation précaire, poursuivent-ils,
sont disproportionnellement vulnérables au remplacement des contrats de travail par rapport à l’ensemble de la population des travailleurs créatifs. Et étant donné que les industries du divertissement emploient en moyenne une plus grande proportion de travailleurs indépendants que les autres secteurs, le nombre total d’emplois touchés sera probablement encore plus important.
Le rapport passe en revue les différents domaines (1) cinéma, télévision et animation ; (2) musique et enregistrement sonore ; et (3) jeux vidéo, et décrit sobrement les « impacts potentiels » dévastateurs.
Il y a trop d’éléments concrets à rapporter ici, mais il est possible d’en donner un aperçu. L’étude suggère, par exemple, qu’environ un tiers des dirigeants d’entreprises du cinéma, de la télévision et de l’animation interrogés
prévoient une suppression d’emplois au cours des trois prochaines années pour les monteurs sonores et les modélisateurs 3D. Les postes tels que concepteur sonore, compositeur et graphiste ont été signalés comme vulnérables par environ 25 % des personnes interrogées. Environ un tiers ont également classé les mixeurs de réenregistrement, les techniciens de diffusion et les techniciens audio et vidéo dans cette catégorie.
Quelque 55 % des chefs d’entreprise prévoient que
les concepteurs sonores seront les plus touchés par les suppressions d’emplois au cours des trois prochaines années. Un peu plus de 40 % des personnes interrogées considèrent que les monteurs musicaux, les techniciens audio et les ingénieurs du son sont également vulnérables, et environ 33 % s’attendent à ce que les auteurs-compositeurs, les compositeurs et les ingénieurs de studio subissent des impacts similaires au cours des trois prochaines années.
Le rapport fournit plusieurs exemples de types de postes « particulièrement exposés à l’intégration de l’IA générique ». 80 % des premiers utilisateurs de l’IA générative utilisent actuellement ou prévoient d’utiliser cette technologie dans le processus de postproduction,
qui consiste à monter et à ajouter des effets visuels pour finaliser le contenu. Le programme d’IA générative TrueSync, par exemple, permet de manipuler le mouvement des lèvres des acteurs afin de les synchroniser avec le doublage dans différentes langues. Non seulement l’utilisation de ce type de technologie a été un point de friction lors des négociations entre la SAG-AFTRA (Screen Actors Guild–American Federation of Television and Radio Artists) et l’AMPTP (Alliance of Motion Picture and Television Producers), mais sa prolifération est également susceptible de réduire la demande d’acteurs vocaux multilingues dans des domaines émergents tels que la localisation de divertissements.
Les pertes d’emplois auront également lieu dans le processus de production.
Dans le film Here, avec Tom Hanks et Robin Wright, un logiciel développé par Metaphysic a été utilisé pour « rajeunir » les acteurs, alors qu’auparavant, on aurait fait appel à des coiffeurs, des maquilleurs ou des acteurs plus jeunes pour obtenir le même résultat. De même, l’IA générative est désormais souvent utilisée en préproduction pour aider à créer des images qui peuvent accélérer les processus de prévisualisation, de conception des personnages et de storyboard, minimisant ainsi le besoin de compétences holistiques offertes par les concepteurs artistiques, les illustrateurs et les animateurs.
L’étude prévoit la destruction ou un impact négatif sur des centaines de milliers d’emplois, de vies et de familles, processus laissé entièrement à la discrétion des employeurs. Bien que « sans aucun doute [...] les syndicats » joueront un rôle dans la définition de l’environnement et la mise en place de mesures de protection, à court et moyen terme, « les décisions concernant la technologie de l’IA générative qui sera déployée et la manière dont elle sera utilisée seront prises par les dirigeants et les responsables du secteur ».
Qu’il s’agisse de la SAG-AFTRA, des guildes de scénaristes et de réalisateurs, de l’IATSE, des Teamsters ou de tous les autres syndicats du secteur du divertissement, ils acceptent tous entièrement cette proposition. La réponse des syndicats présents dans le sud de la Californie face à cette évolution potentiellement catastrophique est entièrement réactionnaire et corporatiste. Ils ont formé une alliance avec les studios et les paliers de gouvernements locaux et de l’État pour mener leur campagne « Keep California Rolling » appelant à la préservation des emplois à Los Angeles et ses environs, et en pâture le reste de la main-d’œuvre des autres villes américaines et du Canada !
Les syndicats ont bien montré leur position lors des négociations contractuelles et les conflits survenus au cours des deux dernières années. Tant selon les travailleurs que les responsables syndicaux, l’un des principaux points de discorde est l’IA, et le contrôle de son utilisation. Mais ce que cela signifie pour les travailleurs est bien différent de ce pour quoi les syndicats se sont battus et ce qu’ils ont obtenu.
Alors que les travailleurs voulaient s’assurer que leur image, leur travail, leurs performances et leur créativité ne seraient pas entièrement absorbés ou remplacés par l’IA générative, les syndicats ont transformé cela en obtenant des dispositions creuses de la part des conglomérats sur ce qu’on appelle le consentement éclairé.
Le « consentement éclairé » se résume à la signature d’un formulaire par les travailleurs avant d’autoriser l’utilisation de leur image, de leurs performances, etc. dans une production donnée et éventuellement au-delà. En substance, cela revient à dire aux travailleurs qu’ils doivent renoncer à leur gagne-pain ou, s’ils refusent de donner leur « consentement », risquer de ne plus travailler (à moins, bien sûr, qu’ils ne soient des vedettes de premier plan).
Le droit de signer une telle parodie d’entente est ce que les syndicats du divertissement ont passé les deux dernières années à négocier à huis clos. En fait, les syndicats ont passé les deux dernières années à essayer de trouver un moyen de vendre une telle entente aux travailleurs.
Comme les responsables syndicaux n’ont pas cherché et ne cherchent pas à mener une véritable lutte contre les conglomérats, ils n’ont mené aucune enquête sérieuse et n’ont pas dénoncé publiquement l’abus de l’IA par les studios et autres patrons.
Des travailleurs isolés en sont réduits à fournir des anecdotes au cas par cas qui apparaissent de plus en plus fréquemment dans les revues spécialisées. Ainsi, nous pouvons lire des articles sur des acteurs qui passent des auditions et se voient refuser des rôles, pour ensuite voir leurs bandes d’audition utilisées plus tard dans des productions. Des doubleurs signalent l’utilisation de leurs voix dans des productions pour lesquelles ils n’ont jamais été payés et pour lesquelles ils n’ont jamais donné de « consentement éclairé » préalable.
Et puis il y a des cas où les syndicats ont accepté en coulisses l’utilisation et le stockage des répliques des travailleurs sans même les informer qu’il y avait eu des négociations à ce propos ni même leur permettre de voter sur la question.
La réponse appropriée à la mise en œuvre de l’IA n’est pas d’appeler futilement à l’abandon de son utilisation, mais d’adopter une position intelligente et rationnelle en tant que travailleur vigilant et doté d’une conscience de classe : l’IA doit être mise au service des travailleurs de l’industrie du divertissement et de la population dans son ensemble, et non de l’accumulation de richesses colossales par les requins de la finance.
Une première étape cruciale consiste à organiser des comités de base indépendants des bureaucraties syndicales et des politiciens au service des grandes entreprises. Ces comités, formés dans tous les coins de l’industrie, doivent se lier entre eux et avec ceux de l’Alliance ouvrière internationale des comités de base (IWA-RFC) dans la lutte pour un mouvement de masse de la classe ouvrière dont l’objectif doit être l’expropriation des grands conglomérats capitalistes.
Un mouvement pour retirer l’IA des mains des entreprises et la placer sous le contrôle des travailleurs doit être bâti. Autrement, l’IA sera utilisée par les employeurs exactement comme les travailleurs l’expriment dans des interviews et sur les réseaux sociaux ces dernières années, à savoir comme une menace dévastatrice pour leurs professions et leurs moyens de subsistance. La seule réponse possible est la prise du pouvoir par les travailleurs et la réorganisation démocratique et socialiste de l’ensemble de la société.