Les manifestations de la génération Z de 2024-2025, le mouvement de masse le plus important et le plus soutenu de l'histoire du Kenya après l'indépendance, ont éclaté en juin 2024 contre le projet de loi de finances du président William Ruto, dicté par le Fonds monétaire international. Ce projet de loi doublait la TVA sur les carburants, imposait une taxe sur le logement et augmentait les taxes sur les services numériques, sur le revenu, et les impôts indirects sur la consommation. Les manifestations se sont rapidement transformées en révolte nationale contre l'austérité, le chômage de masse et la flambée des prix. Des millions de personnes sont descendues dans la rue, inspirant des mouvements similaires au Nigeria, au Ghana, en Ouganda et au Mozambique, et plus récemment en Angola.
Les manifestations ont été suivies d'une grève des enseignants, des travailleurs des transports, du personnel de santé et de certains secteurs de la fonction publique, marquant l'entrée en scène de couches plus larges de la classe ouvrière. Mais celle-ci a été étouffée par les trahisons de la bureaucratie syndicale menée par l'Organisation centrale des syndicats (COTU).
À l'occasion du premier anniversaire des manifestations de la génération Z en juin dernier, des centaines de milliers de personnes ont de nouveau défilé dans tout le pays. Quelques semaines plus tard, le 7 juillet 2025, les rassemblements de Saba Saba, commémorant les luttes pro-démocratiques des années 1990, ont attiré une participation tout aussi massive, soulignant la persistance de la confrontation entre les masses et l'establishment politique kenyan.
L'État a réagi par une violence redoublée. En seulement 14 mois, au moins 160 manifestants ont été abattus par la police et l'armée, des centaines ont été blessés à vie, des milliers ont été arrêtés et plus de 300 ont été inculpés en vertu de lois antiterroristes draconiennes, tandis que des dizaines ont été enlevés ou victimes d’une «disparition».
C'est dans ces conditions que, début août, le Centre pour la justice sociale de Mathare (MSJC) a annoncé la formation du Conseil national du peuple (initiales anglaises NPC). L'initiative a été lancée en collaboration avec la Ligue de la jeunesse communiste, branche jeunesse du Parti communiste marxiste-kenyan (CPM-K), parti stalinien; la Ligue socialiste révolutionnaire, affiliée à la Ligue socialiste internationale moréniste ; et le KLM (Kongomano La Mapinduzi – Congrès de la révolution), un parti stalinien panafricaniste.
Le NPC ne représente pas une alternative révolutionnaire. Il a été conçu pour canaliser le mouvement des travailleurs et des jeunes insurgés vers la politique parlementaire, que ce soit sous la forme d'une nouvelle liste électorale indépendante pour les élections de 2027 ou comme un véhicule temporaire pour des politiciens bourgeois discrédités en quête d'un havre nouveau. L'accueil chaleureux réservé par les grands médias lors de son lancement, de la Kenya Television Network au Standard en passant par le Daily Nation, illustre la fonction que la classe dirigeante attend du NPC : capter l'énergie des masses et la réorienter en toute sécurité vers l'establishment politique kenyan.
Lors de l'événement du 4 août, Wanjira Wanjiru, porte-parole du NPC, a déclaré: «Nous sommes réunis ici aujourd'hui pour tracer la voie vers une direction politique alternative fondée sur les principes de justice sociale, d'État de droit et de droits humains […] Ces manifestations offrent une occasion idéale d'aborder les problèmes fondamentaux auxquels est confronté le peuple kenyan et le mouvement offre l' élan nécessaire pour vaincre le système néocolonial actuel et parvenir à l'indépendance totale du Kenya. Il s'agit en effet d'un moment charnière pour une révolution nationale et l'accomplissement de notre mission générationnelle.»
Née à Mathare, l'un des bidonvilles de Nairobi, Wanjiru, aujourd'hui âgée de 30 ans, s'est fait connaître en militant contre les exécutions policières après la mort de son frère de 19 ans. Nommée Défenseure des droits humains de l'année 2020 pour avoir sensibilisé le public aux exécutions extrajudiciaires policières, elle a été interviewée par Al Jazeera, le Guardian, DW et le New Humanitarian. Elle co-organise le Liberating Podcast Minds.
En 2015, elle a cofondé le Centre de justice sociale de Mathare (MSJC) en réponse à la vague d'homicides policiers. Le modèle s'est rapidement répandu, avec l'émergence de centres de justice communautaire similaires dans les quartiers populaires et les bidonvilles tels que Kayole , Githurai , Kibera et Dandora . Aujourd'hui, plus de 60 centres de ce type existent à travers le pays. Ils documentent les violations des droits humains, promeuvent la justice sociale et mobilisent la population. S'ils ont révélé les crimes réels commis par l'État capitaliste kenyan et offert une tribune aux victimes de violences policières, leurs activités se limitent au lobbying, aux réunions communautaires et à la sensibilisation dans les quartiers informels, sans promouvoir de programme capable de mobiliser la classe ouvrière dans une lutte contre l'élite dirigeante.
Mi-2025, alors que les manifestations antigouvernementales s'intensifiaient, Wanjiru est devenue la cible d'une campagne de diffamation et de menaces explicites. Un commentateur proche de Ruto a publié sur les réseaux sociaux un message exhortant : « Si vous voyez Wanjira Wanjiru dans la rue, mumalizen » (terme qui signifie « achevez-la » en kiswahili).
Alors que le NPC se présente comme «l’organe de représentation nationale», il fonctionne comme une soupape de sécurité politique pour l’élite dirigeante kenyane alors qu’elle intensifie la répression sous les diktats du FMI.
La « feuille de route » du NPC : un piège pro-capitaliste tendu à la révolte de la génération Z
Le document fondateur du NPC, la « Feuille de route pour la révolution populaire au Kenya », affiche clairement son orientation pro-capitaliste. Enrobé d'une rhétorique militante contre Ruto et sa politique, il défend une « économie mixte où l'État joue un rôle central dans la sauvegarde et la valorisation des biens publics », une formulation destinée à préserver les rapports de propriété capitalistes et la domination de l'économie kenyane par les grandes entreprises et le capital financier international. La réforme agraire se résume à des dénonciations de la politique de Ruto qui prône les intérêts des multinationales, formulées dans le langage du nationalisme économique, autour de la « souveraineté alimentaire » et de l'« autosuffisance économique». Il n'y est pas question d'exproprier l'agro-industrie ou les grandes propriétés, ni de placer les grands domaines terriens sous le contrôle démocratique des travailleurs et des paysans.
Concernant la fiscalité, le NPC appelle à une « distribution équitable » où « les riches contribuent équitablement au développement national ». Cela laisse intactes les fortunes mal acquises par l'élite kenyane, amassées grâce à l'accaparement des terres, à la corruption et à l'exploitation. Les appels à la répudiation de la dette sont déconnectés de tout lien avec la classe ouvrière, seule force sociale capable de prendre le pouvoir politique et de rompre avec le capitalisme.
Le NPC dénonce l'opposition officielle pour son incapacité à résoudre la «crise nationale» et la condamne comme «uniquement intéressée par un retour au pouvoir pour poursuivre son programme égoïste de corruption, de tribalisme et de clientélisme». Mais le désastre auquel sont confrontées les masses kenyanes n'a rien de spécifiquement «national». Les diktats d'austérité du FMI et de la Banque mondiale, le pillage des ressources et de la main-d'œuvre par les multinationales, et une bourgeoisie compradore qui gère cette exploitation pour son compte tout en envoyant ses troupes opprimer les Somaliens, les Haïtiens et les Congolais pour le compte des puissances occidentales, sont autant d'expressions du système mondial d'oppression impérialiste.
En présentant la crise sociale en termes purement nationaux, le NPC occulte le fait crucial que la lutte contre l'austérité, la dictature et la guerre impérialiste au Kenya ne peut s'inscrire que dans une lutte internationale. Les véritables alliés des travailleurs et des jeunes kenyans sont leurs frères et sœurs de classe à l'échelle internationale, y compris dans les centres impérialistes mêmes.
Le NPC et le puits empoisonné du stalinisme et du panafricanisme
La vision petite-bourgeoise du NPC est résumée dans la conclusion de la Feuille de route :
« La révolution du peuple au Kenya est un combat pour l'indépendance, la souveraineté et un gouvernement du peuple. Le Conseil national du peuple s'engage à intensifier la lutte, à étendre le mouvement et à institutionnaliser une coordination centrale pour atteindre ces objectifs. Le programme minimum unificateur fournit une feuille de route claire pour la révolution du peuple, afin de s'attaquer aux causes profondes de la crise nationale et de construire une société juste et équitable. »
C’est là le vocabulaire du stalinisme kenyan : « indépendance », « souveraineté » et un gouvernement « pro-peuple » indéfini, le tout lié par un programme minimal excluant explicitement la révolution socialiste. Derrière cette phraséologie radicale se cache la même théorie des deux stades qui a toujours subordonné les travailleurs à des alliances avec la faction « progressiste » de la bourgeoisie. Ce langage découle directement des traditions politiques des forces qui composent le NPC. Au cœur de celui-ci se trouvent les organisations staliniennes et panafricanistes.
Le principal d'entre eux est le CPM-K, dont la politique est ancrée dans la tradition antimarxiste et contre-révolutionnaire du stalinisme. Issu du mouvement maoïste Mwakenya des années 1980, il a canalisé l'opposition à la dictature de Daniel arap Moi derrière Raila Odinga, aujourd'hui au pouvoir avec Ruto. Il s'est ensuite rebaptisé Parti social-démocrate pour s'allier à Mwai Kibaki et, en 2022, a ouvertement soutenu William Ruto.
Lors des manifestations de la génération Z, cette perspective s'est traduite par des appels à Ruto pour qu'il renverse l'austérité et à sa démission au profit d'un gouvernement « pro-pauvres » mal défini. Au cœur de son programme se trouve la glorification de la Constitution de 2010, qu'il a contribué à rédiger, présentée comme un « lieu de lutte des classes ». Le CPM-K affirme que le principal obstacle au progrès réside dans le refus de la bourgeoisie à en appliquer les dispositions, insistant sur le fait que leur application mènera « inévitablement » au socialisme.
A l’extérieur, l'orientation du CPM-K est tournée vers la Chine, présentant Pékin comme un modèle de développement national contre la domination occidentale. Elle reflète les intérêts des classes moyennes aisées qui ont bénéficié des autoroutes, des chemins de fer et des contrats d'infrastructures financés par la Chine. Cette orientation ne libérera pas le Kenya de la domination impérialiste, mais entraînera les travailleurs et la jeunesse dans les préparatifs de guerre de plus en plus intenses des États-Unis contre la Chine, à laquelle la classe dirigeante chinoise n'a aucune réponse progressiste.
Le Département d'Etat américain a déjà ouvert des enquêtes sur les violations des droits de l'homme commises par Ruto, signe de l'hostilité de Washington à ses visites à Pékin et aux prêts chinois, et des voix au sein de l'establishment américain réclament désormais une révision du statut du Kenya en tant qu'allié non-membre de l'OTAN.
Kongamano la Mapinduzi (Congrès de la Révolution, KLM) fait écho à la rhétorique du CPM-K, présentant la Constitution de 2010 comme la base d'une «gouvernance transformatrice» qui «prévoit diverses interventions de l'État pour asseoir le paradigme d'une démocratie radicale socialiste». «Ces interventions de l'État», poursuit-il, «serviront politiquement l'objectif de créer une base fondamentale pour le renversement de la politique baronniale, la fin de l'impérialisme et la construction d'une société meilleure».
Il conclut par un appel à la Révolution nationale démocratique, qui figure dans sa charte fondatrice. Celle-ci promet de «ne pas s'arrêter tant que nous n'aurons pas établi un gouvernement kenyan au service du peuple».
Mais la Constitution elle-même, rédigée sous la direction des États-Unis et du Royaume-Uni après la crise de 2007-2008, constituait une soupape de sécurité pour stabiliser le régime bourgeois, préserver les bases impérialistes et contenir la colère des masses. Les assassinats, les enlèvements et la corruption commis par la police, qui perdurent aujourd'hui sans relâche sous Ruto, prouvent qu'elle n'est pas un « lieu de lutte des classes », mais une façade pour la domination de classe.

L'autre principal parti fondateur du NPC est la Ligue socialiste révolutionnaire (RSL), qui a fait scission d’avec le CPM-K en 2019 sur une base entièrement dénuée de principes. Le conflit portait non pas sur les fondements politiques staliniens du PCM-K, son nationalisme ou son orientation vers différentes factions de la classe dirigeante, mais sur son orientation prochinoise.
Dans la foulée, la RSL a scruté le paysage mondial de la pseudo-gauche à la recherche d'une affiliation internationale susceptible de lui conférer une légitimité «révolutionnaire». Elle l'a trouvée auprès de la Ligue socialiste internationale (ISL) moréniste, une organisation connue pour son soutien ouvert à la guerre par procuration de l'OTAN contre la Russie en Ukraine et pour son blanchiment des forces fascistes ukrainiennes. L'ISL, habituée depuis longtemps à prêter des lettres de créance trotskystes à des groupes nationalistes et petits-bourgeois, n'a pas hésité un instant à adopter la RSL.
La décision de la RSL de collaborer avec le CPM-K pour lancer le NPC contredit ses prétentions à représenter le trotskysme. Depuis le début de l'année, le chef du CPM-K, Booker Omole, calomnie le trotskysme, célèbre le rôle contre-révolutionnaire de la bureaucratie stalinienne dans la destruction du Parti bolchevique – orchestrant les Grandes Purges de 1936-1939, au cours desquelles des centaines de milliers de socialistes, dont les meilleurs représentants de générations d'ouvriers et d'intellectuels marxistes, furent physiquement exterminés – et défend le sabotage contre-révolutionnaire de la guerre civile espagnole par le stalinisme. Omole a juré de réprimer les « déviations trotskystes » avec une « discipline de fer ».
Le manifeste fondateur de la RSL, publié sur le site web de l'ISL en 2021 sous le titre « Kenya : Manifeste de la Ligue socialiste révolutionnaire », ne mentionne même pas « Trotsky » ni la « révolution permanente ». Son programme est celui du panafricanisme. Selon les termes de ses dirigeants, Ezra Otieno, Lewis Maghanga et Ochievara. Olungah dans une interview pour le site Web de l'ISL:
Le panafricanisme que nous cherchons aujourd'hui à perpétuer et à développer est celui imaginé par Kwame Nkrumah : un panafricanisme révolutionnaire. Il s'agit d'un concept idéologique qui vise à combler le fossé et favoriser la compréhension entre les Africains, ceux qui peuvent être nés hors d'Afrique, et ceux qui croient en une Afrique libre, libérée et socialiste. […] Le panafricanisme révolutionnaire est l'unification de toute l'Afrique en un seul État socialiste unifié.
Le panafricanisme s'est historiquement construit en opposition explicite au trotskysme. C’était l'idéologie principale de la bourgeoisie africaine émergente, comme Kwame Nkrumah, Julius Nyerere et Jomo Kenyatta. Ces nationalistes bourgeois l'ont utilisé pour rallier le soutien populaire au transfert du pouvoir politique des administrateurs coloniaux aux élites africaines, tout en préservant les rapports fondamentaux de propriété et la domination de l'impérialisme sur le continent.
Son principal architecte intellectuel, George Padmore, était un stalinien loyal dans les années 1930, chargé d'extirper les « trotskystes » du Parti communiste chinois. Bien qu'il ait rompu avec Moscou à la fin des années 1930 en raison des accords diplomatiques de Staline avec l'impérialisme, le nationalisme d'origine stalinienne de Padmore resta intact, façonnant le programme petit-bourgeois qui continue de dominer la politique pan-africaniste aujourd'hui. Comme l'a dit Padmore : « La seule force capable de contenir le communisme en Asie et en Afrique est un nationalisme dynamique fondé sur un programme socialiste d'industrialisation…»
Trotsky a toujours insisté sur le fait que la lutte pour le socialisme impliquait la construction d'un mouvement ouvrier indépendant et politiquement conscient pour renverser l'impérialisme. Les panafricanistes s'y opposèrent et, partout où ils arrivèrent au pouvoir dans les années 1960 en Afrique, ils réprimèrent les grèves et écrasèrent l'opposition ouvrière.
Aujourd'hui, le panafricanisme est le slogan de tous les dirigeants sans scrupules d'Afrique, du Rwandais Paul Kagame au Kenyan William Ruto, en passant par le Sud-Africain Cyril Ramaphosa, l'Ougandais Yoweri Museveni et le Nigérian Bola Tinubu. Mais ils ne cherchent qu'à assurer une position plus avantageuse à leurs classes dirigeantes nationales respectives au sein du système impérialiste. Leur «unité» repose sur leur intérêt commun à gérer l'exploitation capitaliste de la main-d'œuvre africaine et le pillage des ressources du continent au nom de l'impérialisme, et ne les a jamais empêchés de se faire la guerre les uns les autres lorsque leurs intérêts rivaux entrent en conflit.
Ce qui unit toutes les tendances qui ont lancé le NPC est leur argument commun selon lequel l’indépendance du Kenya était en quelque sorte «incomplète» et que la tâche centrale aujourd’hui est «l’achèvement» de la révolution démocratique nationale à travers la Constitution de 2010 et des manœuvres parlementaires au sein d’un establishment politique kenyan pourri.
Aucun des problèmes auxquels sont confrontées les masses kenyanes, qu'il s'agisse de la pauvreté, du chômage de masse, de l'austérité, de la corruption, de la dictature ou de la guerre impérialiste, ne peut être résolu par une solution purement kenyane. Comme l'ont démontré les six décennies écoulées depuis l'indépendance, les perspectives nationales de perfectibilité de la démocratie capitaliste sont incapables de briser l'emprise de l'impérialisme ou de réaliser les aspirations démocratiques et sociales des masses.
La tâche essentielle qui se pose à la classe ouvrière kenyane et africaine est la construction d’un nouveau parti révolutionnaire armé de la perspective du marxisme et de la théorie de la révolution permanente de Trotsky.
Un tel parti doit lutter pour unifier les travailleurs au-delà des divisions tribales, régionales et nationales, en reliant leur lutte à celle de la classe ouvrière internationale contre le capitalisme mondial. Il doit promouvoir un programme de prise du pouvoir par la classe ouvrière, d'expropriation des banques, de l'agro-industrie et des grandes industries, et de réorganisation de la vie économique sur des bases socialistes afin de répondre aux besoins humains et non au profit privé.
La voie à suivre est la lutte pour établir une section kenyane du Comité international de la Quatrième Internationale dans le cadre du mouvement pour construire les États socialistes unis d’Afrique.
(Article paru en anglais le 22 août 2025)