Buzz Hargrove et l'héritage corporatiste traitre du syndicat des Travailleurs canadiens de l'automobile – Première partie

Il s’agit de la première partie d’un article en deux parties. La seconde partie est disponible ici.

Buzz Hargrove

Basil «Buzz» Hargrove, un bureaucrate syndical de carrière qui n’a cessé de gravir les échelons de l'administration des Travailleurs canadiens de l'automobile (TCA), pour finalement occuper le poste de président des TCA pendant 16 ans, est décédé le mois dernier à l'âge de 81 ans.

Hargrove a succédé à Bob White à la présidence des TCA en 1992, quelque sept ans après la création du syndicat à la suite d'une scission nationaliste avec les Travailleurs unis de l'automobile (TUA), le syndicat qui avait jusqu'alors uni les travailleurs canadiens et américains de l'automobile. Il est resté à la tête des TCA jusqu'en septembre 2008, quittant ses fonctions au moment où le système financier mondial implosait.

À sa mort, le Globe and Mail, porte-parole traditionnel des grandes entreprises canadiennes, a publié un article nécrologique qui n'avait d'autre intérêt que de mettre en évidence les hommages flatteurs et mensongers rendus par des «associés syndicaux passés et présents, des chefs d'entreprise, des politiciens, des militants communautaires et», du moins selon le Globe, «des travailleurs de première ligne». Hargrove était, selon ces éloges, «un défenseur infatigable des droits des travailleurs et des droits de l'homme, un adversaire digne de ce nom, un négociateur hors pair et un brillant stratège».

Lana Payne, elle-même fonctionnaire syndicale de carrière accomplie et actuelle présidente d'Unifor (issu de la fusion en 2013 des TCA avec le syndicat Communications, Energy and Paperworkers), a fièrement proclamé que le syndicat actuel s'inscrivait parfaitement dans la tradition de «la légende» Hargrove.

Bien entendu, les éditeurs du Globe, tout en publiant des citations obséquieuses des dirigeants de l'industrie automobile et des collègues bureaucrates du syndicat de Hargrove, ont été incapables de trouver quoi que ce soit qui vaille la peine d'être imprimé de la part des «travailleurs de première ligne» qui sont censés avoir également offert leurs «hommages».

Ils auraient peut-être fait mieux s'ils avaient imité les journalistes du World Socialist Web Site en menant des entretiens à la sortie des usines avec les ouvriers de l'automobile de la base au cours des dernières années de la présidence de Hargrove. Chez GM à Oshawa, par exemple, peu avant le départ à la retraite de Hargrove, les travailleurs n'hésitaient pas à faire part de leurs opinions. «Hargrove ferait mieux de ne pas mettre les pieds dans cette usine», a déclaré un ouvrier, «sinon il pourrait bien finir comme Jimmy Hoffa». «Prenez un balai et poussez-les tous dehors», a déclaré un autre. «Écoutez. Hargrove doit prendre sa retraite. Il n'est bon pour personne, sauf peut-être pour [le PDG de Magna] Stronach. Ou les libéraux», a déclaré un troisième.

À propos du flot constant de reculs contractuels imposés par les TCA, un autre travailleur a déclaré : «Hargrove dit qu'il ne fait pas de concessions ici au Canada. Mais c'est de la foutaise. Ils ne l'admettent pas, c'est tout. Mais il ne pourra plus le cacher. Notre prochaine convention collective sera bourrée de reculs. Je ne sais pas ce que nous allons faire. Nous n'aurions jamais dû nous séparer des Américains. Cela a ouvert la porte toute grande.»

Les piliers du monde des affaires canadien, qui se préparaient à un gala de départ à la retraite organisé en l'honneur de Hargrove, voyaient les choses différemment. Arturo Elias, alors président de GM Canada, a déclaré aux journalistes : «Buzz a eu une carrière remarquable à la tête des TCA, qu'il a guidés vers la croissance et la maturité en tant que plus grand syndicat du secteur privé au Canada. Bravo, Buzz !»

La déclaration tristement célèbre de Hargrove dans son autobiographie de 1999, Labour of Love : The Fight to Create a More Humane Canada (La lutte pour créer un Canada plus humain), qui présente les syndicats comme une bonne chose pour la grande entreprise et les profits, est loin de mettre en lumière le vaste fossé qui s'est creusé entre les travailleurs de la base et les dirigeants des TCA, ainsi que le partenariat de plus en plus étroit entre le syndicat et les patrons de l'industrie automobile.

Hargrove est particulièrement indigné lorsqu'il s'insurge contre les entreprises et les opposants politiques «dépassés» qui refusent avec arrogance de reconnaître le rôle que jouent les syndicats en garantissant l'assentiment des travailleurs sur le lieu de travail et dans la société en général.

«Les syndicats, écrit-il, empêchent probablement plus de grèves qu'ils n'en déclenchent. Trois travailleurs sur quatre déclarent ne pas faire confiance à leur employeur. Les bons syndicats s'efforcent d'atténuer cette colère. [...] Les syndicats empêchent les formes dommageables et coûteuses de résistance des travailleurs (faible productivité, absentéisme). Si nos détracteurs comprenaient ce qui se passe réellement dans les coulisses du travail, ils seraient reconnaissants aux dirigeants syndicaux d'être aussi efficaces qu'ils le sont pour éviter les grèves». Il suffit de regarder les trois grands de l'automobile, affirme Hargrove, ces profits énormes montrent que les syndicats rendent un service précieux aux entreprises.

Si les panégyristes de Hargrove soulignent son «génie de la stratégie», c'est précisément dans ses efforts pour diluer le militantisme ouvrier, saborder les grèves, faire passer à toute vapeur les reculs et assurer un retour régulier des dividendes aux actionnaires des entreprises automobiles ainsi que la croissance continue des salaires et des notes de frais de ses collègues bureaucrates.

Sur une échelle politique plus large, les services rendus par Hargrove à la classe dirigeante en tant qu'architecte clé d'une alliance syndicale «révolutionnaire» avec les grandes entreprises libérales lui ont valu une estime particulière, surtout après le rôle de premier plan que les TCA ont joué aux côtés de la Fédération du travail de l'Ontario pour saborder le mouvement de masse de la classe ouvrière qui a éclaté dans la seconde moitié des années 1990 contre le gouvernement provincial conservateur thatchérien de Mike Harris (voir la deuxième partie).

La scission des TUA en 1985

Hargrove a d'abord attiré l'attention de la presse nationale pendant et immédiatement après la scission de 1985 avec l'UAW (TUA – Travailleurs unis de l’automobile), alors qu'il était le principal lieutenant du chef de la région canadienne de l'UAW, puis du président des TCA, Bob White.

Comme White, Hargrove a défendu et justifié la scission en termes franchement nationalistes canadiens, comme une affirmation de l'«indépendance» des travailleurs canadiens et de leur droit à déterminer «leur propre voie». Dans le même temps, les TCA, soutenus par leur directeur de recherche, le membre de la pseudo-gauche Sam Gindin, ont tenté de présenter la scission comme un coup porté aux reculs contractuels, en opposition à l'orientation pro-entreprise de la direction de la Maison de la Solidarité de l'UAW à Detroit.

C'était tout à fait fallacieux.

Comme White l'a admis plus tard dans son autobiographie Hard Bargains, il a organisé la sécession de la division canadienne du syndicat parce qu'il craignait et s'opposait à la perspective d'une lutte militante et unifiée des travailleurs canadiens et américains de l'automobile contre la politique de concessions de la direction de l'UAW et sa subordination des emplois et des conditions de travail des travailleurs à l'impératif du profit capitaliste.

Bob White (au centre) et Buzz Hargrove (à droite) en 1985

Dans les années qui ont immédiatement précédé la scission, les dirigeants canadiens de l'UAW ont pu négocier des conventions collectives qui excluaient une partie, mais pas la totalité, des horribles concessions décidées par le président de l'UAW, Owen Bieber. Cela n'était pas dû à une opposition de principe ou à une véritable volonté de mobiliser le pouvoir des travailleurs contre les concessions et de contester le «droit» des entreprises à fermer les usines «non rentables», mais au fait que les trois grands constructeurs automobiles bénéficiaient d'un avantage de 8 dollars sur le plan du coût de la main-d'œuvre dans leurs usines canadiennes. Cet avantage était dû à la faible valeur du dollar canadien, à l'existence d'un système national de santé financé par l'État et à d'autres facteurs.

Il convient d'ajouter que les travailleurs canadiens se sont opposés plus fermement aux réductions salariales que leurs frères et sœurs américains, car leurs chèques de paie étaient érodés bien plus rapidement par la montée en flèche de l'inflation et des taux d'intérêt.

La scission de l'UAW était un divorce déclenché par White et l'appareil syndical au Canada et finalement soutenu par Solidarity House – y compris par la cession de plus de 40 millions de dollars d'actifs syndicaux – qui servait les intérêts de la bureaucratie des deux côtés de la frontière.

La décision d'abandonner toute lutte contre les concessions au sein de l'UAW et de rompre l'unité des travailleurs de l'automobile nord-américains a ouvert la voie non seulement à une vague de reculs supplémentaires aux États-Unis, mais aussi aux trois grands de l'automobile, qui ont pu de plus en plus monter les travailleurs canadiens et américains les uns contre les autres en menaçant de fermer des usines et de réduire les salaires.

Les bureaucrates de l'UAW et des TCA ont réagi en poursuivant de manière de plus en plus explicite une guerre des enchères aux dépens des travailleurs, chacun cherchant à s'aligner sur l'autre en offrant des coûts de main-d'œuvre plus bas et des profits plus élevés aux constructeurs automobiles.

White et Hargrove ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour briser l'unité internationale des travailleurs de l'automobile parce qu'ils étaient amèrement hostiles à l'idée de mener une lutte commune contre les concessions en exploitant l'immense sentiment d'opposition parmi les travailleurs américains de l'automobile, ébranlés par des années de licenciements et de reculs. S'exprimant en tant que fidèle serviteur des grandes entreprises et de la classe dirigeante canadienne, White a déclaré : «Je ne suis pas devenu le chef de la ligue révolutionnaire des travailleurs du jour au lendemain, simplement parce que nous suivons une voie indépendante.»

La rupture par White et Hargrove des liens de solidarité internationale qui avaient uni les travailleurs canadiens et américains de l'automobile depuis les années 1930 s'inscrivait dans la volonté de la bureaucratie syndicale des deux côtés de la frontière de répudier toutes les traditions militantes auxquelles l'UAW avait été autrefois associée.

Reconnaissant qu'ils luttaient contre les mêmes patrons et inspirés par la grève d’occupation de Flint (Michigan) en 1937 et d'autres luttes militantes, les travailleurs du Canada ont invité l'UAW à les organiser. Lorsque les travailleurs d'Oshawa GM ont fait grève en 1937, puis en 1945, lorsque les opérations de Ford à Windsor (Ontario) ont été bloquées par les travailleurs des deux côtés de la frontière, l'élite économique et politique canadienne a répondu par des tirades nationalistes et anticommunistes enragées à l'encontre des travailleurs.

En 1945, 11 000 travailleurs de Ford Canada à Windsor, dans l'Ontario, ont fait grève pendant 99 jours. Au plus fort de la grève, les travailleurs ont bloqué les opérations de Ford avec 2000 véhicules.

De même, en 1985, la classe dirigeante canadienne a clairement exprimé son soutien à l'éclatement de l'UAW selon des lignes nationalistes, en dépit des affirmations de White et Hargrove qu’ils n’allaient faire aucune concession.

Hargrove a expliqué plus tard que le point de vue des dirigeants des TCA sur la crise de l'industrie automobile nord-américaine dans les années 80 était fondé sur l'idée que les concessions ne faisaient que retarder la prise par les trois grands des «décisions difficiles» qui s'imposaient en matière de restructuration de l'entreprise. Pour Hargrove, la position des TCA, contrairement à celle de Bieber aux États-Unis, visait à encourager les trois grands à prendre les «décisions difficiles», c'est-à-dire à faire pression en faveur d'une guerre commerciale contre le Japon, à licencier des travailleurs et à fermer des usines. Bien entendu, les trois grands, pour leur part, ont fait pression chaque fois que possible pour obtenir des concessions et restructurer leurs activités.

Les patrons de l'automobile ont pleinement profité de la rivalité réactionnaire et nationaliste entre l'UAW et les TCA pour réduire systématiquement les emplois, les salaires, les avantages sociaux et les conditions de travail d'un côté à l'autre de la frontière. Au Canada, plus des deux tiers des emplois syndiqués dans l'assemblage automobile ont été supprimés depuis la scission. Les systèmes salariaux à deux vitesses fonctionnent dans les deux pays, les régimes de retraite à prestations définies n'existent que pour le groupe des travailleurs vétérans qui partent rapidement à la retraite, les indemnités traditionnelles liées au coût de la vie sont érodées ou supprimées et l'accélération des cadences sur les chaînes de production se poursuit sans relâche. Dans les deux pays, les syndicats soutiennent les partis du grand capital qui sont complices des attaques incessantes contre le niveau de vie des travailleurs.

Un partenariat corporatiste anti-travailleurs toujours plus étendu

Sous la direction de Hargrove, les TCA ont travaillé de plus en plus directement en collusion ouverte avec les employeurs. Dans un cas particulièrement flagrant, Hargrove a ouvertement fait pression pour soutenir le PDG milliardaire Gerald Schwartz de la société de capital-investissement Onex dans son offre ratée de 1999 visant à fusionner Air Canada et Canadian Airlines (CAI). Le soutien de Hargrove à l'offre d'Onex a été perçu par la presse et les analystes financiers comme un coup d'éclat pour Schwartz, qui pouvait bien faire pencher la balance lors du vote des actionnaires d'Air Canada sur l'offre d'Onex.

Le président des TCA a déclaré à plusieurs reprises que le syndicat reconnaissait qu'il y avait trop de travailleurs dans l'industrie canadienne du transport aérien. Le rôle du syndicat, a insisté Hargrove, était d'aider à une rationalisation «ordonnée» de l'industrie. Hargrove a affirmé qu'en échange du soutien des TCA, Onex avait donné une garantie écrite selon laquelle, pendant deux ans, il n'y aurait pas de licenciements de membres des TCA à Air Canada ou à CAI. Au cours des deux premières années, toutes les suppressions d'emplois seraient réalisées par le biais de départs à la retraite, d'attrition et d’indemnités de départ.

Les 5000 membres des TCA dans l'industrie ne crurent pas leur président. Des manifestations furent organisées. Les travailleurs d'autres syndicats de compagnies aériennes qui n'avaient pas de telles garanties contre les licenciements se sont également révoltés. Face à l'opposition des travailleurs des compagnies aériennes et à une décision de justice défavorable, l'offre d'Onex a finalement été retirée.

Mais l'accord corporatiste le plus scandaleux mis au point par Hargrove est sans doute celui qu'il a conclu en 2007 avec Frank Stronach, le célèbre patron antisyndical du géant de l'automobile Magna International, sous le nom de «Framework of Fairness» (cadre d'équité). En vertu de cet accord, Stronach devait inviter les TCA à syndiquer les usines de son entreprise, en échange de quoi le syndicat s'engageait à ne pas faire grève pour une durée indéterminée et à abandonner la procédure de règlement des griefs et d'autres principes syndicaux fondamentaux. L'accord proposé a été accueilli avec un enthousiasme débridé par la communauté des investisseurs. Sur les 21 analystes financiers qui ont couvert Magna, selon Bloomberg, huit ont affiché des notes d'achat ou de surperformance, 12 ont recommandé de conserver l'action et un seul a affiché une note « vente ».

Mais une fois de plus, les travailleurs n'étaient pas du même avis. L'accord n'entrerait en vigueur qu'une fois ratifié par les travailleurs de chaque usine de l'empire Magna. Stronach et Hargrove ont tous deux activement promu le nouvel accord «non contradictoire», dans lequel le syndicat travaillerait comme auxiliaire de la direction pour améliorer la compétitivité et la rentabilité de l'entreprise et étouffer les dissensions entre les travailleurs. Mais les ouvriers de l'automobile, lors de réunions de masse explosives dans les usines GM d'Oshawa, de St Catharines et de CAMI Ingersoll, ont voté avec colère contre ces propositions.

Les travailleurs des usines de pièces automobiles organisés par les TCA étaient également en colère. Thomas et Oakville s'étaient déjà mobilisés contre un autre accord corporatiste proposé par Hargrove et Stronach, qui aurait introduit pour la première fois des conventions collectives à deux vitesses – salaires et avantages sociaux – à l'usine de St Thomas en échange d'un accord de fourniture de pièces avec Magna.

L'indignation des membres des TCA était telle que ces projets ont été largement abandonnés. Même la mobilisation de Bob White, icône de la bureaucratie syndicale depuis longtemps à la retraite, pour défendre les accords avec Magna n'a pas réussi à inverser la tendance.

À suivre

(Article paru en anglais le 30 juillet 2025)

Loading