Deux dirigeants de banques centrales annoncent des défis pour le dollar américain

La position du dollar en tant que principale monnaie de réserve mondiale a été remise en question la semaine dernière par deux acteurs importants: la Banque centrale européenne et la banque centrale de Chine.

Dans une tribune écrite pour le Financial Times, la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a vanté la possibilité pour l’euro d’assumer un rôle beaucoup plus important dans le contexte de ce qu’elle a qualifié de «changement profond dans l’ordre mondial».

La présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, et le gouverneur de la Banque populaire de Chine, Pan Gongsheng [AP Photo/Michael Probst/Ng Han Guan]

À l'autre bout du monde, le directeur de la banque centrale chinoise, Pan Gongsheng, a déclaré lors du rassemblement annuel du Forum Lujiazui à Shanghai qu'il s'attendait à l'émergence d'un nouvel ordre monétaire mondial après des décennies de domination du dollar.

En décrivant les principaux changements du système économique international, Lagarde a dressé une liste de maux: la fracture des règles commerciales multilatérales, l’incertitude entourant le dollar, le protectionnisme, la pensée à somme nulle et les coups de force bilatéraux.

«L’incertitude nuit à l’économie européenne, qui est profondément intégrée au système commercial mondial, avec 30 millions d’emplois en jeu», a-t-elle écrit.

Mais dans le cadre des changements en cours, il y avait «des opportunités pour l’Europe de prendre davantage le contrôle de son propre destin et pour l’euro de gagner en importance à l’échelle mondiale».

Il semble que son appel soit l'expression d'une demande d'action. Un article du Financial Times paru vendredi indiquait que la France faisait pression sur les pays de l'Union européenne pour qu'ils prennent des mesures supplémentaires afin de renforcer le statut de l'euro en tant que monnaie mondiale, avant le sommet des dirigeants prévu plus tard ce mois-ci.

Un projet de déclaration de l'UE déclare que ses institutions, notamment la Banque centrale européenne, devraient « étudier des mesures visant à renforcer le rôle international de l'euro ». La France a fait pression en faveur d'emprunts conjoints, considérés comme nécessaires pour pouvoir jouer un rôle international plus important.

Mais l'Allemagne et les Pays-Bas sont fermement opposés à un emprunt commun car ils estiment qu'ils seraient accablés d'une plus grande part de dette que d'autres, comme la France.

Dans son commentaire, Lagarde a déclaré que la montée en puissance de l'euro ne se ferait pas par défaut, mais devait être «méritée». Pour l'instant, les inquiétudes concernant la « monnaie dominante» ne «déclenchent pas de mouvement majeur vers des alternatives. Elles se traduisent plutôt par une demande croissante d’or».

Bien qu'elle n'ait pas commenté directement l'extension militaire en Europe, ses commentaires sur la manière dont l'euro pourrait assumer une place plus importante sur la scène internationale avaient un ton clairement militariste.

Pour que l’euro atteigne son plein potentiel, l’Europe devait ainsi renforcer sa «crédibilité géopolitique» – un euphémisme pour désigner le développement d’une plus grande influence militaire – ainsi que sa résilience économique et son intégrité institutionnelle.

La BCE devait collaborer avec ses partenaires clés pour assurer la bonne transmission de sa politique monétaire. Mais, faisant allusion à l'administration Trump, Lagarde a poursuivi : « La véritable confiance repose toutefois sur des faits concrets. Les investisseurs recherchent des régions qui respectent leurs alliances. »

Revenant sur le renforcement militaire, elle a noté: «L’Europe connaît une évolution majeure vers la reconstruction de sa puissance dure, ce qui devrait également contribuer à renforcer la confiance mondiale dans l’euro.»

Elle a conclu par une référence historique soulignant les signes du déclin de la domination du dollar, bien qu'indirectement.

« L'histoire nous enseigne que les régimes semblent perdurer, jusqu'à leur disparition. Des changements dans la domination des monnaies mondiales se sont déjà produits. Ce moment de changement est une opportunité pour l'Europe : c'est le moment de l'euro mondial. Pour le saisir et renforcer le rôle de l'euro dans le système monétaire international, nous devons agir avec détermination, en tant qu'Europe unie, prenant davantage en main son propre destin. »

Elle n’a même pas, ne serait-ce que mentionné le fait que de telles transitions furent les périodes les plus sanglantes de l’histoire de l’humanité.

La livre britannique a perdu sa position prééminente, durant laquelle elle avait été considérée comme « aussi précieuse que l'or », suite à la Première Guerre mondiale. Le système de l'entre-deux-guerres lui, était plongé dans le chaos et la division du monde en blocs monétaires et commerciaux rivaux. La livre ne pouvait plus jouer le rôle qu'elle avait joué autrefois, et les États-Unis n'étaient pas encore pleinement établis comme puissance impérialiste dominante.

Les États-Unis y sont finalement parvenus par la défaite de leurs deux principaux rivaux – l’impérialisme allemand et japonais lors de la Seconde Guerre mondiale – après quoi le dollar est devenu la monnaie mondiale.

Le lendemain de l'article de Lagarde, le gouverneur de la banque centrale chinoise a fait l'une des incursions les plus explicites de la part de Pékin, lors du Forum de Lujiazui, sur la question de la domination du dollar.

Pan a déclaré qu’il s’attendait à l’émergence d’un nouvel ordre monétaire mondial dans lequel la monnaie chinoise, le renminbi, serait en compétition dans un «système monétaire international multipolaire».

Le dollar avait «établi sa domination » après la Seconde Guerre mondiale et avait conservé son statut «jusqu’à présent».

Dans un langage prudent, il a déclaré que les dangers posés par les problèmes fiscaux et réglementaires dans le pays émetteur [une référence aux États-Unis] pouvaient «déborder sur le monde sous la forme de risques financiers, et même évoluer vers une crise financière internationale ».

Se tournant vers l’avenir, il a déclaré: «À l’avenir, le système monétaire mondial pourrait continuer à évoluer vers un modèle où quelques monnaies souveraines coexistent, se font concurrence et se contrôlent et s’équilibrent mutuellement.»

Mais cet heureux scénario d’une concurrence fondée sur un régime de coexistence pacifique ignore complètement les leçons de l’histoire.

Le monde économique, commercial et financier multipolaire des années 1920 et 1930 a été le terreau fertile des conflits qui ont conduit à la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd’hui, le déclin économique palpable des États-Unis – leur transformation de puissance industrielle mondiale à la fin de la guerre en centre de la dette et du parasitisme financier aujourd’hui – a conduit, alors qu’ils cherchent à conserver leur position dominante, à des conflits militaires et économiques s’intensifiant de plus en plus.

Le FT a noté que les commentaires de Pan indiquaient une «urgence renouvelée dans la volonté de longue date de la Chine d'adopter un système monétaire ‘multipolaire’, alors que la Chine est en conflit avec les États-Unis sur le commerce et l'imposition par Trump de tarifs douaniers plus élevés ».

Comme l’a dit Pan dans son discours: «Lorsque des conflits géopolitiques, des intérêts de sécurité nationale ou même des guerres surviennent, la monnaie internationale dominante est facilement instrumentalisée et utilisée comme une arme.»

L’exemple le plus flagrant de cela est l’exclusion de la Russie du système de paiements international et la saisie, peu après le début de la guerre en Ukraine, de 300 milliards de dollars d’actifs étrangers détenus par la banque centrale russe.

Cela provoqua une onde de choc dans le système financier, lorsque des pays du monde entier, surtout la Chine, ont compris qu'ils risquaient d'être soumis à de telles sanctions s'ils faisaient entrave aux desseins des États-Unis. Les sanctions imposées à la Russie ont été soutenues et appliquées par les puissances européennes.

Mais l'Europe comprend qu'elle aussi pourrait être prise pour cible alors que les États-Unis foulent aux pieds les normes et les règles de l'après-guerre. En juillet 2018, lorsque Trump a imposé des sanctions à l'Iran – rompant ainsi un précédent accord nucléaire dont les États-Unis étaient partie prenante – il a explicitement exclu toute exemption pour les entreprises européennes continuant de commercer avec ce pays, et il a qualifié l'UE d'«ennemie».

Ni Lagarde ni Pan n'ont examiné les réactions possibles des États-Unis face à l'érosion, voire à la perte, de la domination mondiale du dollar. Mais il s'agit d'une question existentielle. Les États-Unis ont pu accumuler des dettes à des niveaux extraordinaires qui auraient mis n'importe quel autre pays en faillite, car ils sont financés par le reste du monde à la recherche de dollars.

Dans la campagne électorale de l’année dernière, Trump avait fait remarquer que perdre la position du dollar comme monnaie mondiale équivaudrait à perdre une guerre.

Les remarques de Lagarde et de Pan sont motivées par l'aggravation de la crise du système dollar. Mais cette crise ne permettra pas une transition pacifique vers un nouvel ordre financier, multipolaire ou autre. Au contraire, les tensions économiques, financières et géopolitiques, conjuguées au renforcement des capacités militaires, vont s'entrecroiser et s'intensifier de plus en plus.

(Article paru en anglais le 21 juin 2025)

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