Ce reportage sur la crise sociale en Ukraine a été soumis au World Socialist Web Site par les journalistes du site assembly.org.ua. Pour soutenir leur travail, faites un don à leur nouvel effort de collecte de fonds.
Les vacances du 1er mai, pendant lesquelles cet article était en préparation, sont traditionnellement une période d'exode de la population ukrainienne vers leurs datchas et leurs jardins. La fermeture du secteur formel de l'économie en raison des bombardements et de la mobilisation a déclenché un processus renouvelé de «retour à la campagne», qui avait déjà permis à des millions d'Ukrainiens de survivre pendant les difficiles années 1990.
Si l'on se base sur les données officielles, la majorité de la population ukrainienne aurait dû mourir de faim depuis longtemps. Au 1er avril 2025, la pension moyenne dans le pays était de 6341 hryvnias (UAH) ou 153 dollars. En même temps, selon le Fonds des pensions de l'Ukraine, en novembre 2024, le nombre total de retraités dans le pays était de 10,353 millions de personnes, soit 105 000 de plus que le mois précédent. Le salaire minimum en Ukraine cette année est de 8000 UAH (environ 193 dollars). Dans notre Kharkiv natale, cela peut à peine suffire à deux personnes pour acheter de la nourriture pendant quelques semaines.
La compréhension de la situation est encore compliquée par la difficulté de mener des sondages d'opinion. Lors de conversations informelles avec nous, des sociologues et des politologues ont indiqué que 80 pour cent des personnes invitées à participer à des recherches refusent de parler dans des groupes en face-à-face. Lors des enquêtes téléphoniques, 9 personnes sur 10 refusent d'être interrogées. Ce que ces personnes pensent de la situation économique du pays et comment elles caractérisent leur propre situation financière, on ne peut que le deviner.
Le Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM) fournit des calculs de terrain plus fiables que ces chiffres issus des statistiques gouvernementales. Sur la base de ces calculs, près d'un tiers de la population dans six régions de première ligne en Ukraine souffre de pénuries alimentaires. Le communiqué de presse de l'ONU à l'occasion du troisième anniversaire du début de la guerre totale déclare:
Selon les données recueillies par le PAM, des millions de personnes recourent à des mécanismes d'adaptation, sacrifiant leurs propres repas pour que leurs enfants puissent manger. D'autres s'endettent pour acheter suffisamment de nourriture pour nourrir leurs familles [...] Les familles des régions sur le front luttent pour se procurer de quoi manger, les forçant à faire des choix déchirants juste pour survivre. Alors que nous aspirons à une paix durable dans ce qui est considéré comme l'une des régions historiques du grenier à blé du monde, nous devons faire face à la réalité selon laquelle l'aide humanitaire continue d'être une bouée de sauvetage pour des millions de personnes [...] Là où les supermarchés sont accessibles et approvisionnés, de nombreuses familles ne peuvent pas se permettre d'acheter des aliments nutritifs. Le coût des articles alimentaires de base a augmenté de 25 % au cours de l'année dernière. Certains légumes de base ont vu leur prix plus que doubler.
La région de Kherson est la plus touchée par un accès insuffisant à la nourriture, ce qui affecte 54 % des personnes qui y vivent. Dans les régions de Zaporozhye et de Donetsk, deux personnes sur cinq, soit 43 pour cent et 39 pour cent respectivement, ont un accès insuffisant à la nourriture.
En 2024, les prix des produits de boulangerie tels que le pain, un aliment de base en Ukraine, ont augmenté de plus de 20 pour cent dans le territoire ukrainien contrôlé par le gouvernement. Les mêmes tendances se poursuivent en 2025. Il est prévu que les prix augmentent de 20 pour cent supplémentaires cette année. En d'autres termes, environ 1,5 à 2 pour cent seront ajoutés au prix actuel chaque mois. Les prix des légumes ont augmenté d'environ 30 pour cent au cours de l'année.
Dans ces conditions, une énorme économie souterraine a émergé. Le chercheur social Andrey Golovachev explique:
Le fait est qu'il existe une énorme économie informelle basée sur des échanges monétaires et en nature dans le pays, dans laquelle au moins les trois quarts de la population sont impliqués. [...] Les Ukrainiens survivent grâce au système familial-clanique. Les gens vivent dans des clans apparentés. Mère, père, enfants, grands-pères, belles-filles, gendres, leurs parents, etc. Au sein de ces petits clans, il y a toujours des fermes auxiliaires, des voitures, des garages, des mécanismes, des maisons de campagne, des jardins potagers, où le travail est constamment en plein essor. Les gens répartissent le travail conjoint et les ressources matérielles et financières, se fournissent de la nourriture, élèvent du bétail, réparent quelque chose, vendent, fournissent de petits services, etc. Quelqu'un du clan part à l'étranger pour des gains saisonniers, fournit l'approvisionnement nécessaire en devises. Un emploi salarié pour un Ukrainien n'est qu'une partie du travail. Et loin d'être la principale. Et en effet, qui va sérieusement travailler pour 4000 hryvnias par mois [environ 96 dollars]! [...] L'essentiel est de travailler au sein de son propre clan. Une femme s'assoit au bureau, reçoit son salaire, et court à la datcha. C'est là que commence le vrai travail! [...] C'est là que l'argent circule, [en quantités] comparables au budget de l'État.
En discutant du chômage en Ukraine, Stanislav Kibalnyk a établi des parallèles avec les pays les plus pauvres d'Afrique, où la majorité de la population vit de l'agriculture de subsistance, et plus de 50 pour cent de l'emploi non agricole se situe dans l'économie souterraine.
En avril, une étude de Gradus Research a caractérisé l'atmosphère même parmi les travailleurs embauchés comme un «épuisement total». Les plus déloyaux envers leur travail sont ceux qui sont employés à temps partiel et les travailleurs âgés de 45 à 65 ans. Dans de telles conditions, même les vacances sont devenues des épisodes d'aveuglement temporaire : une façon de prétendre, au moins pour une journée, que la vie continue. Ces travailleurs sont si dévastés qu'ils existent simplement en mode «survivre jusqu'au soir». Malgré quelques affrontements massifs avec la police et les patrouilles de recrutement qui éclatent régulièrement à travers le pays, l'atmosphère générale qui prévaut dans le pays maintenant est celle de la fatigue et de la passivité.
Vyacheslav Azarov a décrit la situation sociale et politique comme suit :
En Ukraine, presque toutes les ressources pour une vie sociale normale ont été épuisées (accaparées ou détruites avec le temps), la classe dirigeante ne crée rien mais ne fait que consommer les restes des ressources naturelles, l'héritage soviétique, et condamne les générations futures à la pauvreté avec des dettes étrangères insupportables. En conséquence, une idéologie spécifique est nécessaire pour maintenir le contrôle sur le peuple ukrainien affamé. Moins de ressources pour la vie signifie des attitudes réactionnaires plus rigides du modèle de gouvernance des élites, plus de nationalisme, de culte du chef, de militarisme, un rôle plus fort des agences policières, moins de démocratie et de droits et de libertés civiles pour les travailleurs salariés : la majorité de la population. Volontairement ou non, nous avons glissé vers les problèmes et les décisions politiques caractéristiques de l'Europe des années 1930. Bien sûr, c'est une exagération propagandiste de mettre un signe d'égalité entre l'Ukraine d'aujourd'hui et l'Italie, l'Allemagne ou l'Espagne de cette période. Mais en tenant compte des erreurs politiques et en rejetant les crimes insensés de ces régimes, la parenté des approches fondamentales et des décisions de gestion est tout à fait reconnaissable.
Cet état de choses a été rendu possible par la répression systématique de la lutte des classes par les syndicats, qui soutiennent massivement la guerre de l'OTAN contre la Russie. Notre magazine en ligne à Kharkiv n'a enregistré aucune grève depuis la petite protestation des travailleurs des transports municipaux au début de l'automne 2022 concernant les arriérés de salaires. Le seul exemple de grève ouvrière que nous avons enregistré en Ukraine depuis l'année dernière a eu lieu le 5 avril dans la ville occidentale de Drohobych, où les chauffeurs de bus de ligne ne se sont pas présentés au travail un matin après qu'un de leurs collègues ait été kidnappé par le centre de recrutement et envoyé pour un examen médical militaire. Avant cela, les dernières grèves dont nous avons connaissance ont eu lieu en mai et juillet de l'année dernière. Les deux n'étaient pas liées aux salaires mais à la loi de mobilisation entrée en vigueur: le 18 mai. Environ 100 camionneurs de différentes régions d'Ukraine ont partiellement bloqué l'autoroute Odessa-Kiev, l'une des plus fréquentées du pays, exigeant des dispenses de mobilisation pour leur profession. Deux mois plus tard, 80 pour cent des chauffeurs de la chaîne de vente au détail Aurora ne se sont pas présenté pour le travail, ayant peur des rafles de recrutement (selon Forbes, à cette époque, il y avait 90 chauffeurs et 130 expéditeurs servant 1300 magasins, la pénurie de personnel était de 8 pour cent).
En dehors du secteur des transports, la seule grève et manifestation ouvrière pendant la guerre totale a eu lieu le 1er mai 2024. Le matin du 1er mai, une usine à Druzhkovka qui fournit du pain à la partie nord de la région de Donetsk contrôlée par le gouvernement a été fermée. La raison en était des mois de salaires impayés ; l'usine employait environ 200 personnes à l'époque.
Certains travailleurs espèrent encore que la Russie viendra et ouvrira la frontière pour sortir, certains attendent que Trump perde patience et impose des sanctions contre la direction ukrainienne, d'autres n'attendent plus rien du tout et vivent au jour le jour.
Ainsi, bien qu'il y ait eu des dizaines de milliers de désertions dans les armées ukrainienne et russe l'année dernière, la confusion politique dominante et la répression de la lutte des classes font qu'aucune situation révolutionnaire n'a émergé. La colère envers le gouvernement et ses mesures autoritaires ne suffit pas : une idée de changement social pour le mieux et une volonté de s'unir pour cela sont également nécessaires. «Tu meurs aujourd'hui, et je mourrai demain», «chacun pour soi», «l'homme est un loup pour l'homme». Ces mentalités individualistes restent largement répandues en Ukraine, ce qui se traduit par le dicton : « deux Ukrainiens forment un groupe de résistance, trois un groupe avec un traître ». Cela explique pourquoi, dans les conditions actuelles, différentes formes de populisme de droite connaissent du succès. Il semble que l'opportunité d'inverser cette tendance n'apparaîtra que dans le cas d'un déclin de la vague de droite dans les pays plus développés, si un mouvement révolutionnaire y émerge et que la classe ouvrière profite des possibilités qui se présentent.
(Article paru en anglais le 2 juin 2025)