L’élite dirigeante canadienne applaudit l’utilisation par Trudeau des pouvoirs d’urgence contre le convoi de la liberté d’extrême droite

L’invocation par le gouvernement libéral fédéral de la loi sur les mesures d’urgence, jamais utilisée auparavant, pour mettre fin au siège du Parlement et du centre-ville d’Ottawa par l’extrême droite et au blocage des passages frontaliers entre le Canada et les États-Unis, est largement soutenue par la classe dirigeante canadienne.

L es groupes de pression commerciaux les plus importants du pays ont été particulièrement enthousiastes. Goldy Hyder, PDG du Conseil canadien des affaires, a félicité le premier ministre Justin Trudeau pour avoir fait preuve de «leadership national» afin de «mettre fin aux blocus illégaux». Perry Beatty, président de la Chambre de commerce du Canada, a applaudi le gouvernement pour avoir fait respecter «l’État de droit», qui est «essentiel au bon fonctionnement de notre économie».

Des camionneurs ont stationné leur véhicule au beau milieu de la route pour protester contre les restrictions sanitaires à Ottawa, en Ontario, le lundi 14 février 2022 (AP Photo/Ted Shaffrey)

Avant même que Trudeau n’annonce qu’il proclamait une «urgence d’ordre public» lundi en fin d’après-midi, le Nouveau Parti démocratique (NPD), soutenu par les syndicats, avait déclaré qu’il fournirait au gouvernement libéral minoritaire les voix dont il aurait besoin pour faire approuver rétroactivement par le Parlement le recours du gouvernement à des mesures d’urgence. S’adressant aux journalistes lundi matin, le chef du NPD, Jagmeet Singh, a également signalé que les sociaux-démocrates canadiens seraient prêts à soutenir le déploiement de l’armée pour disperser l’extrême droite, absurdement nommée «convoi de la liberté», si cela s’avérait nécessaire.

Dans la mesure où il existe une opposition au sein de l’establishment politique à l’utilisation de la loi sur les mesures d’urgence par Trudeau, elle provient presque exclusivement du Parti conservateur fédéral, d’une cabale de premiers ministres ultraconservateurs, des sections les plus à droite des médias bourgeois et de Maxime Bernier et de son Parti populaire du Canada d’extrême droite. C’est-à-dire, des mêmes forces qui ont encouragé et construit le convoi d’extrême droite dans le but de l’utiliser comme une matraque pour briser les dernières mesures de santé publique anti-COVID et pousser la politique vers la droite.

Le convoi bénéficie d’un soutien populaire négligeable, y compris parmi les camionneurs, dont près de 90% sont entièrement vaccinés. La plupart des Canadiens rejettent les positions anti-démocratiques et chauvines de ses dirigeants d’extrême droite.

Le fait que le convoi ait néanmoins acquis une présence menaçante et démesurée est attribuable à deux facteurs. Premièrement, le soutien et l’encouragement qu’il a reçus d’une faction puissante de la classe dirigeante canadienne, ainsi que des forces d’extrême droite aux États-Unis, à commencer par Donald Trump et ses co-conspirateurs dans le complot du coup d’État du 6 janvier 2021. Deuxièmement, les syndicats et le NPD, conformément au rôle qu’ils ont joué tout au long de la pandémie en soutenant la priorité accordée par la classe dirigeante aux profits sur les vies, maintiennent la classe ouvrière politiquement bâillonnée et subordonnée au gouvernement libéral propatronal.

Les travailleurs doivent prendre garde. L’histoire a démontré à maintes reprises que les mesures répressives, comme la loi sur les mesures d’urgence, mises en œuvre par les représentants politiques des grandes entreprises au nom de l’opposition aux ennemis d’extrême droite des travailleurs, seront invariablement dirigées contre la classe ouvrière à mesure que la lutte des classes s’intensifie.

Trudeau et ses partisans prétendent que l’invocation de la loi sur les mesures d’urgence est «proportionnée», qu’elle fait respecter la «primauté du droit» et qu’elle est soumise aux garanties constitutionnelles énoncées dans la Charte des droits et libertés. En réalité, cette loi, qui succède à la draconienne loi sur les mesures de guerre, accorde au gouvernement libéral des pouvoirs considérables. Quiconque pénètre dans une zone interdite désignée par le gouvernement peut être arrêté et est passible d’une amende de 5.000 $ et d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans. Une interdiction générale de toutes les assemblées publiques considérées comme allant «au-delà de la protestation légale» a également été imposée. Le gouvernement peut réquisitionner des ressources, y compris des dépanneuses et tout autre équipement qu’il juge nécessaire, pour disperser les occupations ou toute autre activité considérée comme une violation des règlements d’urgence. Les banques peuvent recevoir l’ordre de geler les comptes et d’empêcher les transactions qu’elles soupçonnent avoir pour but de soutenir le convoi.

De plus, la loi sur les mesures d’urgence permet au gouvernement d’imposer à volonté de nouvelles interdictions et ordonnances radicales pendant la durée de l’urgence de 30 jours.

Trudeau a affirmé lundi que les pouvoirs d’urgence seraient «ciblés géographiquement». Cependant, le texte publié du décret indique explicitement qu’il existe une urgence d’ordre public «dans tout le pays». En d’autres termes, le gouvernement peut utiliser ses pouvoirs étendus où bon lui semble.

Les justifications données par le décret pour invoquer la loi sur les mesures d’urgence soulignent que le gouvernement Trudeau agit dans l’intérêt de l’élite capitaliste du Canada: pour protéger les profits des sociétés canadiennes, défendre l’alliance d’Ottawa avec l’impérialisme américain et maintenir l’autorité de l’État.

Le décret publié dans la Gazette du Canada indique que les pouvoirs d’urgence sont nécessaires en raison de «la menace ou du recours à des actes de violence grave contre des personnes ou des biens, y compris des infrastructures essentielles, dans le but d’atteindre un objectif politique ou idéologique». D’autres raisons incluent: «les effets néfastes sur l’économie canadienne qui se remet de l’impact de la pandémie», les «effets néfastes» sur «les relations du Canada avec ses partenaires commerciaux, y compris les États-Unis», «la rupture de la chaîne de distribution et la disponibilité des biens, services et ressources essentiels» et «la possibilité d’une augmentation du niveau d’agitation et de violence qui menacerait davantage la sécurité des Canadiens.»

La semaine dernière, Trudeau a subi d’énormes pressions de la part des grandes entreprises des deux côtés de la frontière canado-américaine et de Washington pour mettre fin aux blocages frontaliers. Alors que la circulation sur le pont Ambassador – qui relie Windsor, en Ontario, et Detroit, dans le Michigan – était interrompue, perturbant des centaines de millions de dollars d’échanges commerciaux chaque jour et forçant la fermeture d’usines automobiles, le président américain Biden et ses hauts responsables ont passé des appels téléphoniques répétés à leurs homologues canadiens pour qu’ils déploient la police afin de rouvrir la frontière.

Avec l’invocation de la loi sur les mesures d’urgence pour la première fois depuis son adoption en 1988, un important «tabou politique» a été brisé. Si la classe dirigeante est prête à utiliser les pouvoirs d’urgence pour réprimer de petites manifestations d’extrême droite qui perturbent le commerce, comment réagira-t-elle à l’éruption d’une opposition massive de la classe ouvrière à sa politique criminelle de pandémie ou à un nouveau cycle d’austérité capitaliste? En l’état actuel des choses, le droit légal de grève a pratiquement été aboli pour de larges pans de la classe ouvrière, des enseignants aux cheminots.

Le World Socialist Web Site a insisté tout au long de sa couverture de l’occupation d’Ottawa sur le fait qu’en l’absence d’une intervention politique de la classe ouvrière indépendante, l’issue de la crise actuelle, quelle que soit sa résolution, sera une dérive de la politique officielle vers la droite. Cet avertissement a déjà été confirmé à plusieurs reprises.

Le gouvernement Trudeau a répondu à la demande du convoi d’éliminer toutes les mesures COVID-19 en donnant le feu vert à une course effrénée de toutes les provinces pour se débarrasser le plus rapidement possible des quelques mesures de santé publique restantes, notamment les masques obligatoires, les limites de capacité et les passeports vaccinaux. Mardi, le lendemain du jour où il a invoqué la loi sur les mesures d’urgence, le gouvernement Trudeau a déclaré que les tests PCR ne seront plus nécessaires pour voyager au Canada.

Lors de la même conférence de presse au cours de laquelle il a dévoilé le recours du gouvernement aux pouvoirs d’urgence, Trudeau a annoncé une escalade majeure de la participation du Canada à la campagne de guerre contre la Russie. S’inclinant devant une campagne menée depuis des mois par les conservateurs et soutenue par les médias, Trudeau a confirmé que son gouvernement enverra des armes létales en Ukraine et accordera au régime instable de Zelensky un prêt de 500 millions de dollars canadiens.

Depuis lundi, les nouveaux pouvoirs d’urgence ont eu l’effet escompté sur les blocages frontaliers. Le blocus au poste de Coutts, en Alberta, a pris fin mardi, tandis qu’un autre blocus à Emerson, au Manitoba, a pris fin mercredi après que la police a promis de ne porter aucune accusation. Quatre participants au blocus de Coutts ont été accusés de complot de meurtre après que la police a saisi une cache d’armes et de gilets pare-balles.

À Ottawa, il reste moins de 150 occupants et environ 360 véhicules dans le secteur de la colline du Parlement. Face à de nombreuses critiques concernant le traitement délicat des occupants par la police, le chef de la police d’Ottawa, Peter Sloly, a présenté sa démission mardi.

Les représentants du gouvernement libéral ont indiqué qu’ils souhaitaient que l’occupation soit terminée avant le week-end afin d’éviter que le convoi ne prenne de l’ampleur. Interrogé mercredi pour savoir si la force serait utilisée pour dégager les rues, Trudeau a déclaré que cette décision reviendrait à la police.

Le chef du NPD, Singh, a réaffirmé mercredi l’appui de son parti à l’utilisation par le gouvernement de la loi sur les mesures d’urgence. Cette position a créé une ouverture pour les conservateurs qui se posent cyniquement en défenseurs des droits démocratiques. La chef intérimaire des conservateurs, Candice Bergen, a déclaré mercredi que l’opposition officielle refusera de soutenir l’invocation des pouvoirs d’urgence par le gouvernement. Elle a combiné cette déclaration avec un appel aux occupants restants à rentrer chez eux.

Les conservateurs ont été rejoints dans leur opposition par le Bloc Québécois (BQ), parti souverainiste du Québec, qui a cyniquement mis en garde contre la menace pour les droits démocratiques. Le bilan de droite du BQ comprend le développement de l’islamophobie et le soutien aux guerres impérialistes canadiennes.

L’opposition à l’invocation par Trudeau de la loi sur les mesures d’urgence est également venue des premiers ministres d’extrême droite de l’Alberta et de la Saskatchewan, Jason Kenney et Scott Moe, qui ont joué un rôle de premier plan dans la mise sur pied du convoi de la liberté. Leur tentative de se faire passer pour des «démocrates», tout en courtisant l’extrême droite, est absurde. Le gouvernement Kenney a adopté en 2020 une loi anti-manifestation draconienne qui, à l’instar des règlements adoptés par les libéraux en vertu de la loi sur les mesures d’urgence, interdit les manifestations dans les lieux considérés comme des «infrastructures essentielles». La loi a été adoptée en réponse aux protestations anti-pipeline de la gauche et aux manifestations contre la violence policière.

Quant à Moe, il a fait la promotion du groupe de camionneurs d’extrême droite United We Roll, qui a intimidé et perpétré des actes de violence contre les travailleurs de la raffinerie de pétrole en lock-out de Federated Cooperative Ltd. à Regina, en Saskatchewan, en 2020. United We Roll est l’un des principaux groupes du convoi de la liberté.

Les événements des trois dernières semaines soulignent que la démocratie bourgeoise s’effondre au Canada, comme dans tous les États impérialistes historiquement privilégiés, sous la pression d’une inégalité sociale toujours plus profonde, d’une opposition populaire croissante et de l’escalade des tensions géopolitiques mondiales. L’élite dirigeante se tourne de plus en plus vers des formes de gouvernement ouvertement autoritaires et fait appel à des forces d’extrême droite et carrément fascistes comme troupes de choc contre la classe ouvrière.

La seule issue progressiste passe par la mobilisation politique de la classe ouvrière de façon indépendante. Comme l’a écrit le Parti de l’égalité socialiste dans sa déclaration, «Les travailleurs canadiens ont besoin d’un programme socialiste pour vaincre la menace de la violence politique d’extrême droite, mettre fin à la pandémie et s’opposer à la guerre»:

La lutte pour un programme socialiste et internationaliste au Canada nécessite une lutte sans relâche pour l’indépendance politique et organisationnelle de la classe ouvrière vis-à-vis du NPD pro-austérité et pro-guerre et des syndicats pro-capitalistes. L’affirmation selon laquelle les travailleurs doivent soutenir les partis «progressistes», c’est-à-dire les libéraux ou le NPD, pour arrêter les conservateurs de droite, a été utilisée pendant des décennies pour empêcher les travailleurs de prendre la voie de la lutte politique indépendante. Les événements de la semaine dernière ont démontré que si l’alliance libérale/néo-démocrate/syndicale reste incontestée et donc capable d’étouffer l’opposition de la classe ouvrière, cela ne fera que renforcer la réaction et ouvrir la voie à l’extrême droite pour exploiter la crise sociale qui s’aggrave afin de mobiliser le soutien des sections les plus arriérées de la classe moyenne.

(Article paru en anglais le 17 février 2022)

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